La chanson kabyle dépend de ceux qui la font et surtout de ceux qui l’écoutent”

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Le succès de son dernier opus, comme tous les autres albums depuis ses débuts, l’a propulsé davantage dans le monde magique des grands poètes. Lounis Aït Menguellet a une manière particulière de traiter les divers thèmes, sa façon de ciseler le verbe, qui le distinguent dans un monde riche et prospère. Dans cet entretien qu’il a bien voulu nous accorder, le barde kabyle, par excellence, évoque son dernier album, ceux qui y ont participé la Kabylie, la culture en général, et bien d’autres sujets…

Interview réalisée par Khaled Zahem :

La Dépêche de Kabylie : Votre chanson Tawriqt Tacebhant renvoie à l’angoisse de la page blanche de tous ceux qui écrivent et composent.

Etes-vous concerné par ce malaise ?

Lounis Aït Menguellet : Non, pas du tout. J’ai abordé la chose dans son acceptation universelle, qui concerne tous ceux qui écrivent et qui sont gagnés par cette angoisse contre laquelle il leur faudra opposer une implacable lutte. Ceux-là finissent par prendre le dessus dans la majorité des cas et produisent des merveilles littéraires, artistiques, culturelles, en somme intellectuelles. Les exemples ne manquent pas. Mon observation a porté sur ce sujet et j’ai essayé à ma façon de traiter la chose, en la ramenant à ma propre réalité et expérience. C’est lorsque l’acte d’écrire, de transcrire, tarde à venir, que la feuille blanche terrorise l’auteur. Quand je ne peux pas écrire, pour une raison ou pour une autre, je cède et je reporte l’acte à de meilleures dispositions morales et psychologiques. J’ai l’habitude de laisser le temps trancher sur l’envie d’écrire, mais quand ça vient, rien ne peut lui résister et l’angoisse devient force et source d’inspiration. Pour tout vous dire, je me refuse à composer une chanson en deux temps, je m’y consacre pleinement jusqu’à finir le travail, ça vient brusquement et par miracle la chanson est faite. Mais quand ça ne vient pas, je ne m’aventure pas dans l’inconnu, l’effort est inutile, et le risque stérile.

Dans votre nouvel album, la chanson Amenugh, présente la notion de lutte dans toutes ses profondeurs ; à ce titre, comment voyez-vous le combat et quelle approche en faites vous de l’engagement, surtout dans le contexte actuel dans sa forme moderne ?

Sincèrement, quand j’ai composé cette chanson, elle n’était pas censée traiter d’un conflit ou d’une lutte en particulier, mais j’ai voulu cerner la problématique dans son ensemble. Je prétends que le conflit est né avec l’apparition de l’Humanité et finira avec sa disparition ; il accompagne l’Homme et coexiste avec lui. J’ai pris des exemples simples pour défendre cette idée. Il est évident pour moi que seul le rationnel permet d’expliquer tout ce qui relève du mystère, et partant de là l’approche scientifique est plus mise en valeur que celle religieuse. Cela dit, je suis respectueux de toutes les religions, de toutes les croyances et confessions, comme tout être prétendument civilisé se doit de l’être, pour peu, que ces dernières ne soient pas sources de violence. Pour revenir à la chanson Amenugh, j’ai tenté d’expliquer comment et quand le conflit a commencé. J’avoue que la langue kabyle n’est pas tellement riche pour aborder ce type de questionnements, j’ai donc usé d’allégories afin d’y remédier, par exemple, comment expliquer le terme cellule en kabyle, pour dire que la vie est sortie de la mer si ce n’est d’utiliser le terme poisson comme raccourci ? L’Homme s’interroge en permanence pour donner un sens à sa vie, il se tourne alors vers Dieu pour atténuer cette angoisse de l’inconnu et apporter des réponses à ces questions, qui le taraudent et Lui confie de décider à sa place en disant “Yis-k ara lhu-gh”.

Le conflit génère-t-il du progrès ? Fait-il avancer les choses ? Je ne sais pas, mais les choses sont ainsi faites. Dans un autre registre, je me suis aussi intéressé au problème du conflit des générations. Le fils doit-il obéir aveuglément au père, comme la structure hiérarchique traditionnelle l’exige, ou bien doit-il “obéir” à son professeur qui le “somme” de s’interroger sur l’ordre donné par le père, et de se donner le droit d’accepter ou de refuser.

Un autre exemple, celui du frère aîné qui abuse de son droit d’aînesse pour s’approprier une meilleure part que les autres alors que le partage était équitable…

L’humanité fonctionne au rythme de ce genre de conflit jusqu’à l’échelle des Etats se soldant par des guerres atroces et interminables. Le conflit durera tant que des hommes vivent sur terre et s’éteindra avec la disparition du dernier homme, comme illustré dans la chanson. Ce n’est nullement du fatalisme, c’est simplement du réalisme.

La chanson Amehbul de qui, est attendu conseil et clairvoyance, où est passée la raison du sage de votre avant-dernier album Yennad wemghar, de plus, n’est-il pas un paradoxe de chercher bon sens chez un fou ?

En effet, la remarque est pertinente. Il s’agit d’une omission de ma part de n’avoir pas posé cette question au sage dans l’avant-dernier album, qui est :

“les fous sont-ils insensés ?”

Le sage répondrait que la raison peut émaner de n’importe qui, du sage comme du fou. J’ai donc pris un raccourci en m’adressant directement au fou dans Serreh iwamane adhelhoune, pour lui demander de décrire sa vision du monde. Chacun est alors libre de se demander si c’est une démarche sensée ou non. La moralité qui en découle est qu’il faut profiter de la vie et de vivre chaque jour comme étant le dernier, car on ne sait jamais quand elle prendra fin, et de ne jamais se soucier de la mort car, finalement, quand elle surviendra, on ne sera plus-là pour s’en préoccuper. Je me suis inspiré de la philosophie d’Epicure, qui enseignait à chacun d’être maître de sa vie, ce qui est en décalage avec les préceptes de nos religions qui nous enseignent, au contraire, que tout est écrit d’avance. L’essentiel dans la vision que le fou a de la vie, est de ne pas faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas que l’on nous fasse et que liberté est donnée à chacun de vivre sa vie comme il l’entend.

Sur le plan musical, dans votre nouvel album Tawriqt, on découvre de nouvelles sonorités et l’absence de derbouka, est-ce que les paroles sont reléguées et à quoi obéit cette nouvelle façon de faire ?

Oui, il est question d’innovation du point de vue des arrangements afin de livrer au public un produit de meilleure qualité il faut être exigeant avec soi-même avant de l’être avec les autres. C’est une nouvelle façon de faire avec l’implication de Djaffar, qui est un excellent arrangeur tout en étant quelqu’un de très attentif aux textes. Avec son don et sa subtilité musicale, il m’a proposé de mettre en valeur les textes en les enveloppant d’une belle instrumentation. Djaffar comprend et apprécie la profondeur des textes, il s’intéresse à chaque mot et couplet et se refuse à les noyer dans une effusion de sons, qui les rendraient inintelligibles. J’ai adhéré à son idée et je lui ai fait confiance, ce qui nous a déjà réussi avec le précédent album Yennad Umghar. Ceci dit, je n’aurais jamais accepté un arrangeur autre que mon fils Djaffar.

Dans votre dernier album, on trouve Lounis, vos enfants Djaffar, Tarik et Hayat, il y a un cachet familial non ? que pensez-vous ?

Effectivement, l’album s’est fait en famille. Djaffar est connu pour avoir toujours travaillé à mes côtés, que se soit lors de mes galas ou en s’occupant des arrangements. Quant à Tarik, il est intervenu dans la conception de la jaquette et du livret, ainsi que dans la traduction des textes en français. Quant aux photographies, elles sont l’œuvre de ma fille Hayat, qui a fait l’école des Beaux-Arts, et qui est artiste peintre de talent. Je suis comblé et très satisfait du résultat.

Que pense Lounis de la chanson kabyle et de son avenir ?

Je vous réponds en toute objectivité et sans vouloir arrondir les angles, que la chanson kabyle, contrairement à ce que l’on veut faire croire, se porte très bien et a devant elle un bel avenir grâce à des artistes de talent. Je pense qu’on s’alarme trop sur la situation alors que les données sont tout autre. Si on analyse le parcours de la chanson kabyle depuis les années 1960 à aujourd’hui, on constate qu’il comporte des hauts et des bas. La chanson kabyle dépend, il est vrai, de ceux qui la font mais aussi et surtout de ceux qui l’écoutent. Ces derniers ont le pouvoir de décider de sa pérennité comme de sa disparition. Ils ont le devoir de filtrer et de faire la différence entre un bon et un mauvais produit ; la sélection se fait naturellement. Depuis les années 1960 à ce jour, on a vu défiler de bons comme de mauvais chanteurs, rien n’a changé. Le talent existe, c’est l’essentiel, donc il n’y a pas de raison de s’inquiéter pour la chanson kabyle, c’est mon sentiment en tout cas.

Quels sont les moments forts et ceux faibles de votre longue et riche carrière d’artiste de renom ?

Je dois vous avouer que j’ai vécu ma carrière de manière excentrique, sans jamais programmer quoi que se soit. J’ai essayé de mener une vie, la plus simple possible, loin des complications. Mais la situation d’un artiste est toujours précaire et dépend du succès qu’il suscite. C’est très simple, quand mon art sera condamné par des gens d’un certain bon sens, par des critiques pertinentes, je pense que j’arrêterai de chanter. Sinon, les autres, je ne les écoute même pas, même si ce sont toujours ceux qui crient le plus fort. Pour vous faire une confidence, avant de faire sortir mon dernier album, il a fallu le faire passer au crible par mon entourage pour une écoute critique, ce que j’ai toujours fait. Chaque sortie d’album est un moment fort ; l’accueil chaleureux du public, sa satisfaction… Par contre, les moments faibles, ce sont les intervalles entre les sorties d’albums, quand l’inspiration n’est pas toujours au rendez-vous.

Lounis est dans la plupart des cas mal compris, du moins par la majorité qui vous prêtent avec précipitation et maladroitement des interprétations sur vos positions, vous souffrez de cela non ?

Oui, quand un homme est accusé à tort ou mal compris, c’est une source de souffrance qui ne se tarit que lorsque la vérité est rétablie. Je n’ai jamais eu, et je n’aurai sans doute jamais, aucune position politique partisane même si certains croient ou du moins me font croire que je suis partisan de ceci ou de celà que j’agis pour tel ou tel parti. Je suis partisan du bon sens, voilà tout.

Comment Lounis fait lecture de l’état des lieux de la culture en Kabylie ?

La culture a besoin davantage de moyens, et elle n’en aura jamais assez, il faut bien le dire. Et c’est à l’échelle nationale. Là où la culture ne rayonne pas, tout est fade, sans relief, et la place est laissée à la régression. Les pouvoirs publics doivent en faire l’une de leurs priorités.

Cependant, avec de la bonne volonté on peut réaliser de grandes choses à l’image de ce qui se passe à la Maison de la culture Mouloud-Mammeri de Tizi Ouzou, qui n’a jamais connu un tel rayonnement grâce à son directeur, M. Ould Ali El Hadi qui a beaucoup fait et continue de faire pour notre culture, c’est indéniable.

On vous a reproché sévèrement d’avoir soutenu Bouteflika, et cela vous a fait trop mal. Comment avez-vous vécu cela et qu’en est-il de la chose politique aujourd’hui ?

Je pense qu’il y a des gens qui vont très vite en (sale) besogne, en décidant de descendre en flammes des personnes qui ne le méritent pas. Il m’a été fait le reproche d’être un fervent partisan de Bouteflika, or à l’époque, j’étais invité en tant que simple citoyen parmi tant d’autres au meeting, mais apparemment on ne voyait que moi ; j’ai applaudi en même temps que les autres, je ne sais même plus pourquoi, je devais somnoler, et là encore, mes détracteurs n’ont vu que moi, ils me donnent décidément trop d’importance…

J’ai toujours défendu l’intérêt général, les libertés, dénoncé l’arbitraire et l’injustice, mais jamais de manière partisane ou politique. Ce jour-là je devais rester au village mais d’autres considérations m’ont fait agir autrement. Je me suis dit que je ne m’étais pas battu toutes ces années pour la liberté d’expression et la démocratie pour qu’un jour j’accepte qu’on interdise à un citoyen de prendre part à un meeting, quel qu’il soit. Je ne voulais surtout pas dépendre de ces imbéciles qui sont à l’affût du moindre prétendu faux-pas. Je ne tiens pas compte de ce qu’ils pensent, les gens de bon sens savent qui je suis. Au risque de me répéter, ma démarche a été celle d’un modeste citoyen désintéressé même si des gens sans scrupules en ont fait des gorges chaudes pour se donner de l’importance. De toute façon, la page est définitivement tournée et, ne leur déplaise, c’est une montagne qui a accouché d’une souris.

Que pense Lounis de la Kabylie et de l’Algérie de 2010, après avoir traversé des périodes noires (le terrorisme et le Printemps noir) ?

L’Histoire a retenu que la région de Kabylie a toujours été active dans toute dynamique de lutte, il suffit de revisiter l’histoire de libération nationale pour s’en rendre compte, n’est pas fer de lance qui veut. La Kabylie s’est forgée une réputation de région indomptable et révoltée. C’est une bonne chose en soi mais il y a le revers de la médaille. Elle s’est de tout temps placée au devant des dangers et a toujours payé de lourds tributs, ce qui lui a laissé de lourdes séquelles qui ne s’effaceront pas si facilement, on ne cesse de se demander si elle n’est pas prédestinée à celà. On ne doit pas accepter d’être des moutons de Panurge. En tout cas, il est temps de s’occuper de son épanouissement, de son développement.

K. Z.

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