Mémoire fêlée

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S’il y un côté «déroutant» dans Imaqar, roman de Rachid Mokhtari publié par les éditions Chihab en 2007 et qui, probablement, va le placer en dehors des schémas produits au cours de ces quinze dernières années, c’est bien ce retour à une thématique abordée aumilieu des années 1970 et qui s’est étalée jusqu’à la fin des années 1980, une thématique que, pour résumer, l’on peut présenter comme étant le prolongement des effets de la guerre de Libération nationale.

Certains auteurs du tiers-monde ont parlé un certain moment de l’«échec des indépendances» suite aux travers ayant marqué la gestion des pays concernés dirigés par une bureaucratie souvent inculte. Sans doute, la confiscation de l’indépendance ne constitue plus un sujet porteur auprès d’une jeunesse happée par le vent de folie qui a soufflé sur l’Algérie à partir des années 1990, bien que les nouvelles épreuves imposées à la nation ne soient que les errements subséquents à cette période et qui ont failli envoyer le pays en dehors de la mémoire et de l’histoire. La période tristement dénommée «décennie rouge» a sécrété elle aussi ses écrivains, ses chroniqueurs, ses analystes et, probablement, ses historiens. Nous serions, pour la grande précaution qu’il faut prendre par rapport à ces activités ou «métiers», tentés de les mettre tous entre guillemets, tant est privilégiée la voie de la facilité et mise sous le coude toute forme de réflexion profonde frappée du sceau de l’honnêteté intellectuelle. On a inventé un concept pour faire passer la nouvelle «esthétique» : la littérature de l’urgence. Pour avoir échappé à cette stéréotypie, Imaqar se donne à lire comme une nouvelle façon de réinvestir et de revisiter l’histoire post-indépendance, faite de crasse bureaucratie et d’injustices ayant produit ses humiliés et ses offensés. «Une bourrasque de stérilité intellectuelle avait soufflé sur le pays reconquis par des gargantuas» (page178). Néanmoins, aussi bien par la grâce de la trame de l’histoire que par les effets inattendus du schéma narratif, nous sommes appelés à vivre un double émerveillement issu d’une «double rupture». En effet, le fil conducteur d’une problématique de l’identité par laquelle se pose les notions d’étranger et même d’étrangeté n’est pas d’un poids négligeable dans le déroulement de l’histoire et dans sa façon de réveiller nos sens et nos émotions. L’ambiguïté de la personne même de Gérard/Djeraï Saïd, les péripéties du retour de sa dépouille dans le village d’Imaqar et l’élucidation de son identité constituent le dénouement même de l’intrigue du roman. Tous ces éléments, dans une tension extrême nourrie par une gradation narrative stressante, forment l’armature autour de laquelle va se tisser une allégorie mêlant surnaturel et mythologie. La malédiction vécue par le village Imaqar, à savoir une invasion de crapauds, est liée au «mythe fondateur» du village et s’est réveillée suite à la réception de la dépouille de Gérard/Djeraï Saïd. L’irruption du surnaturel/mythologique est pour le moins inattendue dans une écriture qui emprunte beaucoup au réalisme littéraire algérien des années cinquante. Mais, cette part de fantastique n’en ajoute pas moins une touche de «crédibilité» à l’entreprise narrative. L’autre technique narrative, empruntant cette fois-ci au fondu-enchaîné du cinéma, a consisté pour l’auteur à mettre au début de son récit (pages 11 et 19) un texte en «arrière-plan», en caractère italique, pour nous placer dans une autre époque par rapport aux évènements racontés quelques lignes auparavant. Cela, nous le saurons par la suite, c’est-à-dire au dénouement de l’histoire, est censé servir de clef pour connaître l’identité de Gérard/Djeraï Saïd. C’était au début du 20e siècle. Le fermier vigneron qui recrutait des vendangeurs dans Imaqar eut à employer un jeune garçon que l’attention de la fille du colon finit par déplacer vers la maison des maîtres. Là il exercera plusieurs tâches domestiques, et ce qui devait arriver entre lui et la fille du patron arriva. Installés en France, le couple donna naissance à un bébé de sexe mâle. Cet épisode s’arrête ici et les péripéties de l’aventure de ce Gérard en France ne seront connus qu’à travers des bribes racontés par d’autres acteurs, mais racontés par le moyen de retours en arrière, des flash-back. Entre l’ancien garçon d’Imaqar employé à la ferme coloniale et son fils Gérard Saïd, la relation de paternité ne sera dévoilée qu’aux derniers moments lorsque Le Vieux du village eut droit aux vraies pièces d’identité de celui qu’on vient enfin d’enterrer à Imaqar. Après la réception du cercueil par Le Vieux-ancien étudiant à la Sorbonne ayant regagné le bercail, les habitants du village ont refusé d’enterrer Gérard dans leur cimetière. Un nom à la consonance étrangère qui sera à l’origine du déferlement des crapauds dans tous les coins de la bourgade. La malédiction se confirme pour les gens qui voyaient en cette dépouille une offense aux ancêtres et aux valeurs du village. Les tentatives de rechercher l’identité du défunt dans les registres d’État civil de la mairie a été une belle occasion de voir comment la nouvelle bureaucratie algérienne a pris racine, comment la corruption et toutes sortes de falsifications sont entretenues et exercées et à quel point les valeurs patriotiques communes à la collectivité sont perverties et utilisées pour tous les «ateliers». Nous ne sommes décidément pas loin de la Russie impériale décrite dans «Les Âmes mortes» de Gogol.

Le nombre d’acteurs étant fort réduit, il suffit néanmoins de mener l’histoire à bon port. Cette «économie» de héros est peut-être même une des raisons qui installent une certaine intelligibilité dans le texte. Il se trouve, en tout cas, que l’ensemble des questions par lesquelles l’auteur compte déranger notre fausse quiétude sont largement prises en charge et aboutissent à l’effet recherché. «Malgré les accidents de l’histoire, le roman nous dit que l’art restaure la vie en nous, la vie que l’histoire, dans sa précipitation, a méprisée. La littérature rend réel ce que l’histoire a oublié. Et parce que l’histoire est ce qui a été la littérature va offrir ce que l’histoire n’a jamais été. C’est pour cela que nous ne pourrons témoigner de la fin de l’histoire sauf si la fin du monde survenait», déclarait l’écrivain mexicain Carlos Fuentes lors du 5e Festival international de littérature tenu à Berlin en novembre 2005.

Avec Le Survivant de Mouloud Achour et Les Chercheurs d’os de Tahar Djaout, Imaqar s’emploie à poser des questions qui remuent notre mémoire et qui la délestent de son indolence, comme il continue l’entreprise de recherche de soi avec l’irruption de l’irrationnel ou du fantastique, instruments d’intervention littéraire permettant en toute évidence de surmonter l’absurdité de la situation.

«Nous ne pouvons approcher la réalité que si nous arrêtons de prétendre la définir une fois pour toutes. Les vérités partielles offertes par un roman sont un rempart contre les avis dogmatiques. Pourquoi donc les écrivains, considérés comme faibles et insignifiants sur le plan politique, sont-ils persécutés par les régimes totalitaires, comme s’ils étaient vraiment importants ?», conclut Fuentes. Reste la langue ou le registre de la langue de Rachid Mokhtari : avouons que le style du journaliste ne manque pas de déteindre sur certains paragraphes ou parfois sur des pages entières. Cela n’entame bien sûr en rien le message du livre ni n’altère l’esthétique générale qui s’appuie sur de fortes valeurs sémiologiques.

Amar Naït Messaoud

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