L’un des paradoxes les moins compréhensibles de la nouvelle étape que franchit l’économie algérienne est certainement le statu quo qui caractérise la scène du monde de la finance matérialisé en premier lieu par les établissements bancaires. Depuis l’adoption de la loi sur la Monnaie et le Crédit il y a maintenant vingt ans de cela, peu de changements ont été opérés dans le secteur bancaire. La tentative de privatisation, ou de prise de participation, ayant ciblé la Crédit populaire d’Algérie au milieu des années 2000 a tourné court. La Khalifa Bank est devenue une page de l’histoire du pays, une histoire houleuse dont le défaut de transparence continue hanter jusqu’à ce jour des personnalités et des institutions de la République. D’autres établissements bancaires privés algériens ont été dissous dans cet intervalle de temps. Quelques établissements étrangers essayent de se faire une place dans un contexte qui manque visiblement de clarté.
Pourtant, l’Algérie- de par ses potentialités- est censée constituer un des espaces les plus fertiles pour l’activité financière. Un marché de 36 millions d’habitants, des plans quinquennaux qui se suivent-le dernier plan (2010-2014) mobilise à lui seul une enveloppe financière de 286 milliards de dollars-, des flux commerciaux de plus en plus volumineux et une amorce de dynamisme de plusieurs secteurs économiques ; ce tableau où s’engagent des acteurs et des partenaires économiques suppose inéluctablement des flux monétaires, des achats, des ventes, de la consommation, des emprunts, des crédits, des bénéfices, des dividendes, des dettes, des remboursements, des taux d’intérêts,…etc. Ces mouvements de fonds réclament un réseau de banques et d’établissements financiers de plus en plus étendu, performant et innovant.
C’est un contraste bien visible dans le système économique algérien : l’ampleur des programmes d’investissements publics- lesquels, il faut, le souligner, constituent des plans de charges pour des entreprises publiques, pour des entreprises privées étrangères et algériennes et pour des entreprises de sous-traitance- n’a pas son prolongement dans le dispositif de financement bancaire. Le taux de bancarisation dans notre pays est d’un point pour 25 000 habitants, alors que la valeur la plus répandue à travers le monde, une sorte de ‘’norme’’ de facto, est d’un point pour 8 000 habitants. Si des analystes montent en épingle la modestie des investissements, particulièrement privés, en Algérie pour expliquer cette peu reluisante performance, d’autres observateurs insistent, cependant, sur les complexes conditions politiques et le déficit de la culture financière qui grèvent de leur poids l’émergence d’un secteur financier qui soit à la mesure des nouveaux défis économiques qui se posent à notre pays. La transition économique a juste consacré le concept d’autonomie des entreprises appliquée aux banques publiques. En effet, leur statut actuel fait d’elles des entreprises publiques économiques (EPE) dont l’actionnaire unique est l’État.
Le projet de cession de parts ayant visé un seul établissement, le Crédit populaire algérien (CPA) en 2007, n’a pas abouti. Le gouvernement avait promis de relancer l’opération ; pour l’instant, rien ne se profile à l’horizon.
Expérience et gestion du risque
Dans le cadre de la mise en application de la loi sur la Monnaie et le Crédit, des établissements bancaires privés ont été agrées au début des années 1990 : Khalifa Bank, Banque Al Rayane, BCIA,…et d’autres établissements dont on il ne reste que le nom. Hormis le cas spécifique de la Khalifa Bank qui constitue la plus grande affaire d’escroquerie connue en Algérie et dont le sort a été réglé par voie de justice, les autres banques privées n’ont pas connu un destin florissant du fait que minimum de règles prudentielles applicables en la matière n’a pas été réuni. Le risque d’insolvabilité les crédits douteux et l’escroquerie demeurent l’argument premier des autorités pour mettre fin aux activités des banques privées en procédant au retrait de l’agrément qui leur a été accordé par le Conseil de la Monnaie et du Crédit. L’évaluation des risques est bien sûr basée sur des critères et le calcul de ratios bien connus dans le domaine de la finance.
S’agissant des investissements étrangers en la matière, l’Algérie a accueilli depuis le milieu des années 1990, treize banques ou établissements financiers arabes, quatre banques françaises et un bureau de représentation pour une banque espagnole ; ce qui représente 12% du réseau bancaire en Algérie. Les 88 % restants sont les banques publiques.
Selon une source du monde de la finance rapportée par la presse en été 2010, le gouvernement algérien ne compte pas agréer de nouveaux établissements bancaires étrangers dans notre pays. Du moins, à court terme, assure-t-on. La raison semble résider dans le fait que le réseau bancaire public actuel a besoin de réformes et de politique de redéploiement. En axant ses efforts vers cet objectif primordial, le gouvernement saura, le moment venu, encadrer et orienter les investissements étrangers dans le monde de la finance.
Les réformes et le redéploiement dont est censé bénéficier prochainement le système bancaire algérien ne pourront éluder la cruciale question de la relation intime qui lie l’entreprise, candidate au financement, à la banque qui mobilise les crédits de ce financement. La modernisation de ce partenariat à l’échelle des pays avancés a fait que des filiales de banques se sont spécialisées dans certains secteurs de l’économie qu’elles financent. Spécialisation signifie avant tout mobilisation de la ressource humaine ayant le profil nécessaire d’expertiser les entreprises candidates aux crédits. Cette expertise commence par l’établissement de l’état des lieux de l’entreprise en question (santé financière, capacités managériales,…) et se poursuit sur le terrain par le suivi du projet auquel est destiné le financement.
L’état actuel des banques algériennes ne permet pas encore de se déployer d’une manière aussi déterminée sur le terrain économique. L’octroi de crédits continue souvent à être tributaire de certaines garanties qui, sous d’autres cieux, sont jugées dépassées. Dans l’objectif des réformes, il s’agira pour la banque de savoir prendre le risque avec l’investisseur.
Ce genre de déficits et d’autres considérations liées au contexte particulier d’évolution de l’entreprise algérienne ont fait que la relation banque- entreprise ne bénéficie pas encore de la fluidité qui est censée s’appuyer sur la logique du gagnant-gagnant.
L’année dernière, M.Abderrahmane Benkhalfa, délégué général de l’association des banques et établissements financiers (ABEF) a abordé quelques aspects de la problématique du financement de l’économie nationale par le réseau des banques algériennes. L’une des entraves qu’il a tenu à mettre en relief en tant que danger menaçant la permanence de l’acte de financement de l’investissement demeure la solvabilité des entités économiques auquel il s’adresse. En effet, le taux de non remboursement des crédits avait atteint en 2010 quelque 25 % des crédits accordés, situation faisant souvent suite à la banqueroute ayant affecté les entreprises bénéficiaires de crédits. En chiffres absolus, cela correspond à 100 milliards de dinars de prêts irrécouvrables.
Management et solvabilité
Les incertitudes et les lourdeurs qui pèsent sur les opérations de financement de l’économie sont, en tout cas, intimement liés à la nature de l’investissement, à la stratégie de développement adoptée par l’entreprise- y compris l’étude du marché des input et des output- ainsi qu’à l’action managériale mise en branle pour la gestion à court, moyen et long terme. C’est, en résumé de la solvabilité de l’entreprise qu’il s’agit. Néanmoins, le contenu accordé à ce concept a largement évolué de par le monde. Jadis, la solvabilité était réduite à des cautions précises ou à la mise en gage mobilière ou immobilière pouvant garantir le remboursement du crédit. Aujourd’hui, à l’échelle des personnes morales (sociétés, entreprises et d’autres entités), ce genre de cautionnement épouse de plus en plus le souci de la faisabilité et de la pertinence du projet à financer, d’une part, et le souci de la bonne gestion de l’entreprise qui sollicite le financement, d’autre part.
En suivant pas à pas l’entreprise qu’elle finance, la banque acquiert ainsi de nouvelles compétences techniques en dehors de la seule science financière qui était initialement sa raison d’être. Cela a même conduit certaines banques en Europe a créer des filiales spécialisées en agriculture, dans le domaine des mines, des produits de la mer, des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC),…
Le nouveau ciblage de l’action des banques a été le souci majeur des autorités financières de notre pays depuis les dix dernières années. En poussant par exemple les établissements bancaires à soutenir la création d’emploi via le micro-crédit, le gouvernement se porte garant par l’intermédiaire du Trésor public ; car, cet axe ne fait pas ipso facto partie des préoccupations majeures des banques du fait que les règles prudentielles de solvabilités ne sont pas réunies.
Les autorités politiques du pays ont donné des orientations allant dans le sens d’un meilleur ciblage du financement de l’économie. En 2008, le président Bouteflika dira dans ce sens : « Nous devons encourager davantage les investissements productifs nouveaux, non pas ceux spéculatifs, mais ceux qui contribuent à la création de richesses véritables et qui participent à la création d’emplois. Le gouvernement doit donc trouver des solutions à cette question ».
De même, dans le cadre de l’installation de nouvelles banques étrangères en Algérie, le président de la République a exigé l’établissement d’un nouveau cahier de charges qui contraindrait ces établissements à certaines règles allant dans le sens de l’encouragement à l’investissement ; il s’agit de les « obliger à réserver une partie de leur portefeuille au financement réel de l’investissement et non pas à se limiter à l’accompagnement du commerce extérieur ou à la promotions de crédits à la consommation. Nous sommes pour l’ouverture des banques étrangères et aux banques privées, mais dans le respect des normes universelles. Nous respecterons les normes internationales avec nos partenaires étrangers dans tous les domaines, mais nous attendons aussi de leur part le respect des intérêts de l’Algérie».
Le précédent du cas Khalifa-Bank porte ainsi l’Algérie à tirer des leçons fort instructives d’une aventure économique permise par l’ouverture précipitée et maladroite du secteur financier aux investisseurs privés. Avec cette affaire dont les échos retentissent encore aussi bien à Alger qu’à Londres où le golden boy algérien au centre de cette affaire s’est réfugié depuis des années, l’Algérie et son projet de modernisation de son système financier auront sans doute perdu en crédibilité et en capital confiance plus que n’auront perdu le Trésor public et les clients de la banque en espèces sonnantes et trébuchantes. Quels que soient les circonstances et les acteurs de ce qui est appelé ‘’la grande escroquerie du siècle’’, ses répercussions sur la conduite de la politique économique et financière de notre pays dans les prochaines années seront longuement ressenties.
Comment sortir de ce dommageable statisme ?
Cependant, il demeure vrai que, dans le parcours de l’histoire récente de notre pays, les ébauches d’ouverture économique, ayant succédé à la fameuse ouverture politique qui a failli emporter le pays dans la tourmente d’un pluralisme débridé ont intensément aiguisé les appétits et allègrement congédié toute moralité. Cela tenait d’un ‘’saut dans le vide’’ que la culture dominante dans les rouages de l’État et dans la société ne pouvait malheureusement ni empêcher ni même amortir.
Il y a lieu de constater que les réflexes de gestion nés de cette fâcheuse expérience des banques privées ont installé un climat de défiance qui s’est matérialisé par des réticences légitimes pour tout investissement dans le domaine de la finance. Mais les comportements radicaux ou les verrouillages systématiques ont-ils jamais réglé les problèmes ? D’autant plus que le ‘’procès’’ des banques publiques- auxquelles est reproché le manque d’efficacité dans le financement de l’investissement- a été fait par l’ensemble des acteurs économiques, y compris le président de la République dans ses différentes interventions. Des institutions internationales ont mis en relief cette aberration qui a fait que, jusqu’à l’année 2009, les banques publiques algérienne étaient noyées dans les surliquidités (soit 1400 milliards de dinars hors circuit économique). Abderrahmane Benkhalfa parle d’un chiffre de 50 milliards de dollars de surliquidités en prenant le soin de préciser que ce n’est pas là un capital dormant. Une thèse que des économistes ont largement réfutée. Les surliquidités dénoteraient ainsi un déficit d’ingénierie financière et exprime le béant fossé qui sépare l’économie réelle des possibilités de financement. Benachenhou, ancien ministre des Finances, et Ahmed Ouyahia, Premier ministre, eurent déjà à plusieurs reprises, à se plaindre de la présence des surliquidités au niveau des établissements bancaires.
La piste ouverte par des experts pour rendre plus performant le système bancaire algérien public est que, dans l’avenir immédiat, seul un partenariat avec l’étranger ou une prise de participation d’organismes privés pourraient peut-être inoculer une nouvelle culture managériale aux établissements financiers publics pour sortir de ce dommageable statisme qui fait de nos banques de simples caisses de dépôt ou des guichets pour les salaires.
Par-delà les grands axes de réformes que les pouvoirs publics comptent investir pour réhabiliter et redéployer le potentiel bancaire algérien, des propositions pratiques sont émises ça et là par des partenaires économiques, des syndicats et mêmes des partis politiques pour rentabiliser rapidement l’action des banques publiques dans des projets supposés à portée de main. Ainsi, M. Reda Hamiani, président du Forum des chefs d’entreprises (FCE), a appelé les banques à continuer à accompagner les petites et moyennes entreprises dans le financement de leurs projets. « Il est vital que le secteur bancaire puisse se mettre en situation de pouvoir accompagner les entreprises pour l’émergence de grandes entreprises championnes » en Algérie, a-t-il souligné lors de son intervention au 5e Forum international de la finance tenue en 2009 à Alger.
Donnant, son appréciation sur la conjoncture économique de notre pays, M. Hamiani, dira qu’elle est caractérisée par de grandes disponibilités financières générées par la rente pétrolière, mais qu’elle souffre du déficit des acteurs sur le terrain. « Les entreprises publiques souffrent de difficultés structurelles, tandis que le secteur privé demeure encore faible », constate-t-il. Il expliquera que le secteur économique public subit des restructurations perpétuelles qui l’ont affaibli et l’ont conduit à voir ses parts de marcher reculer d’une façon constante. Le secteur privé quant à lui, patine toujours du fait que sa composante n’a pas dépassé le stade d’entreprise familiale. « Elle est de faible envergure et enfermée sur elle-même. Il faudra parvenir à des entreprises privées capables de s’autofinancer à hauteur de 30% au moins et s’acheminer vers la séparation entre les notions de propriété et de gestion. Il faut se départir de l’idée que celui qui détient les capitaux doit nécessairement gérer. 90% des entreprises privées ont une gestion familiale qui n’intègre jamais le budget de Recherche et Développement (R&D) et qui ne montre aucune volonté d’ouverture du capital. Leur comptabilité manque de transparence, ce qui explique leur non admission en bourse. Le secteur privé a recours aussi au marché parallèle puisqu’une grande partie des ressources financières ne transitent pas par les banques », ajoute M.Hamiani.
Entreprise-banque : une relation à refonder
Même si le secteur privé contribue à la création de richesses à hauteur de 80%, il n’a bénéficié que de 53% des montants des crédits destinés à l’économie, selon le président du FCE. Le reste, c’est-à-dire 47%, sont destinés aux entreprises publiques.
En tout état de cause, le financement des investissements demeure la pièce maîtresse de toute relance économique. Les techniques et l’ingénierie modernes permettent de procéder au montage financier de façon à prendre en charge l’ensemble des volets afférents au futur investissement : concession de terrain, payement des servitudes (eau, gaz, électricité…), terrassements et autres travaux préparatoires, fournitures d’équipements, frais bancaires, agios, frais d’installation (y compris pour la rédaction des statuts), calcul du seuil de rentabilité calendrier de remboursement du crédit, assurance-crédit, assurances domestiques et technologiques,…Des bureaux d’études sont installés en Algérie depuis plus d’une dizaine d’années (comprenant des comptables, experts comptables, économistes,…) et font différentes prestations dans ce sens aux entreprises intéressées. Cependant, la relation entre l’entrepreneur et la banque n’a pas encore atteint le degré de maturation et perfection qui permettrait une fluidité des procédures et une politique basée sur le principe d’avantages réciproques. La compétence technique, en dehors du volet financier, n’a pas encore acquis ses lettres de noblesse au sein des établissements financiers algériens. La faisabilité et la chances de réussite d’un projet- critères essentiels devant être à l’origine de la mobilisation du crédit- ne sont pas toujours appréciés d’une façon juste et pratique par la banque- quitte à prendre des risques avec l’investisseur- du fait de son déficit en ressources humaines spécialisées dans des domaines techniques précis.
Cette inévitable adaptation que la banque est appelée à assumer dans le cours terme suppose non seulement un nouvel organigramme et une organisation technique plus performante, mais elle requiert également des formations et des reconversions du personnel de façon à situer la banque dans la sphère des préoccupations et des intérêts de l’entreprise qu’elle finance.
Amar Naït Messaoud