Dostoïevski le Mozart des lettres

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Pour moi, Dostoïevski est tellement au-dessus du reste de la littérature que c’en est presque ridicule. Personne d’autre n’a atteint une telle puissance. Personne d’autre ne communique aussi directement avec le plus profond de mon âme. Ou plus exactement, personne ne cumule à la fois une telle puissance et une telle profondeur. Tout le reste de la littérature (de la fiction, plus précisément) est largement en dessous (sauf peut-être Les Milles et Une Nuits, dans un genre différent). Parmi les peintres, je serais bien en peine d’établir un tel «classement». Gauguin m’émeut profondément, mais je ne peux pas dire sérieusement que je le trouve supérieur à Van Gogh ou Vermeer ou Goya, ça n’aurait aucun sens. En musique, l’idée d’établir une comparaison entre Bach, Mozart, Beethoven et Schubert (par exemple) me fait sourire. Comment se fait-il qu’en littérature, Dostoïevski soit si largement au dessus ? L’explication est peut-être que le roman «psychologique» a atteint son apogée en Russie à la fin du XIXeme siècle (car reconnaissons-le : même si Dostoïevski est au-dessus, quelle autre époque peut aligner également Tolstoï et Gogol ?), et depuis, le roman est parti sur une autre voie. Ou plutôt cherche une autre voie. Ce qui est incroyable, chez Dostoïevski, c’est l’extraordinaire qualité de son oeuvre, de bout en bout. Des plus petites choses aux plus imposantes, des premiers récits aux derniers. Imaginez que Le Double a été écrit par un tout jeune homme (24 ans), un débutant ! C’est sidérant. Il y a bien sûr des faiblesses dans son oeuvre, lorsque le scénario, l’histoire, ne se tient pas assez : je pense à Humiliés et Offensés, l’Idiot, L’Adolescent, Les nuits blanches par exemple. Si l’histoire est moins resserée, moins prenante, ça ne veut pas dire pour autant que la lecture est décevante : plus difficile, plus laborieuse, mais pleine des joyaux formidables : le dialogue entre l’Adolescent et son père, à la fin du livre, avec cette méditation, profonde et drôle a la fois, sur le destin de l’Europe. L’adolescence de l’Idiot, et son amitié avec les enfants. Le personnage de la générale, toujours dans L’Idiot. Et la fin, admirable. Le personnage du prince Valkovski dans Humiliés et Offensés. Et puis même si on enlève le moins bon, il reste un nombre impressionnant de chef-d’oeuvres. Et tout ça, sans sortir de la Russie du XIXeme. Étonnant aussi, c’est son insouciance de la forme. Mis à part peut-être Crime et Châtiment, aucune de ses oeuvres n’a de véritable forme. Ça coule, ça part dans beaucoup de directions, les épisodes s’enchaînent sans véritable lien. Pour dire cela autrement, on pourrait généralement intervertir deux parties du récit sans que cela choque. Ce serait évidemment impossible dans Madame Bovary de Flaubert ou dans Le bal du Comte d’Orgel de Radiguet. Dostoïevski, je pense, écrivait rapidement, sans vraiment se relire, même si en général il suivait un plan prévu à l’avance. Finalement j’ai l’impression que toute une partie de la tradition romanesque repose sur le mépris de la forme (Don Quichotte en premier lieu). Ou, sinon le mépris, tout au moins une certaine indifférence. Dostoïevski est un maître incontestable du dialogue. Bien avant Gaddis et Sarraute, il met dans ses dialogues des détails qui les rendent époustouflants de vérité : des frémissements, des hésitations, des coq-à-l’âne, des apartés, des lapsus… En ce qui concerne les réflexions philosophiques qui parsèment (certains diraient alourdissent) son oeuvre, il faut noter qu’elles se trouvent toujours dans des dialogues. Dostoïevski n’est jamais didactique (sauf pour des petites choses anodines). Il ne prend jamais parti directement. Dostoïevski, en fait, est pétri de contradictions, et c’est précisément pour cela, sans doute, qu’il a choisi le roman pour s’exprimer. A l’exact opposé des longs dialogues, Dostoïevski excelle aussi dans les scènes narratives totalement muettes : la scène du crime dans Crime et Châtiment, les déambulations de Goliadkine dans Le double, celles de Veltchaninov dans L’Eternel Mari… Sans parler de la Confession de Stavroguine (chapitre (auto-)censuré des Démons) : Stavroguine attend que la jeune fille dont il vient d’abuser se suicide, absorbé dans la contemplation d’une araignée rouge sur une feuille de géranium… Description d’un souvenir resté horriblement présent, précis dans ses détails les plus absurdes, les plus triviaux. Dostoïevski peut presque tout écrire. Comme Mozart, il arrive à mélanger les registres : tragique et comique, tendresse et cruauté, bouffonnerie et méditation, et ainsi de suite. A la fin des Démons, on voit Stépane Trophimovitch battre la campagne pour prêcher sur les marchés. Il est malade, il délire, il parle français à tout bout de champ, il est totalement ridicule. On sent l’immense détresse de cet homme dont les convictions ont été pulvérisées par les derniers événements. On le sent jeter tout son être dans la religion, tout ce qui reste de lui se jette dans la religion. On sent cette détresse, et en même temps on sent une curieuse allégresse, comme si sa foi nouvelle lui paraissait simple, légère, amusante. Ridicule, détresse, allégresse, en même temps !… Dostoïevski et la religion. On peut dire beaucoup de choses sur ce sujet, beaucoup de conneries aussi. Le sujet s’y prête : Dostoïevski n’a-t-il pas dit quelque chose comme : « Si on me prouvait que la vérité est en dehors du Christ, je préférerais rester dans l’erreur avec le Christ que dans la vérité en dehors de Lui » ? Pour un athée comme moi, la foi de Dostoïevski paraît peu naturelle. On a l’impression qu’il voudrait se convaincre lui-même de sa foi. Souvent chez Dostoïevski, un personnage incarne un certain idéal chrétien : le staretz Zossima, le prince Mychkine, etc. Enfin, il y a la croisade de StépaneTrophimovitch dont j’ai parlé précédemment, à la fin des Démons. Je note qu’à chaque fois, cet idéal chrétien est tout sauf parfait : folie pour le prince Mychkine et Stépane Trophimovitch, ridicule, superstition pour Makarov, laideur pour Mychkine et Makarov. Même le staretz Zossima, une fois mort, pourrit beaucoup trop vite : image qui évoque irrésistiblement, a contrario, celle de Lazare resuscité. Pourquoi ces figures de l’idéal chrétien sont-elles stoujours imparfaites ? On peut y voir plusieurs raisons. Soit on considère que Dostoïevski a réellement voulu faire une image «moderne» du Christ, soit on considère que ces défauts sont justement là pour nous montrer la différence entre un simple mortel et le vrai Christ qui, lui, serait parfait. Dans le premier cas (le plus probable), Dostoïevski veut sans doute montrer que le Christ n’a pas besoin d’être parfait pour qu’on le suive. La perfection du Christ, comme me le fait remarquer un internaute1, n’est pas une perfection «matérielle», elle est d’un autre ordre. On peut même penser que ces disciples du Christ seront d’autant plus susceptibles d’être entendus et compris qu’ils n’inspirent pas l’envie et la jalousie. Cette explication est assez probable, mais elle n’est pas totalement convaincante : Dostoïevski pouvait très bien faire des personnages «humains», avec des petits défauts pardonables. Avait-il besoin de les rendre plus ou moins ridicules ? Ce rappochement entre la sainteté et le grotesque est l’un des aspects les plus troublants de Dostoïevski, mais aussi de Kafka. L’artiste de la faim, par exemple, semble tout droit sorti de l’oeuvre de Dostoïevski. Dans l’oeuvre de Dostoïevski, on rencontre deux utopies. L’une est celle décrite dans l’Adolescent par le prince : une utopie athée, occidentale, rationaliste, héritée des Lumières. L’autre est chrétienne, russe, rurale. C’est un monde peuplé de braves gens, de Makarov et de Zossima, et de princes Mychkine. Or il me semble que malgré ses discours, Dostoïevski ne croit pas plus à l’avénement de la seconde utopie que de la première. Bien plus, il n’a pas l’air tout à fait convaincu que la seconde soit préférable à la première. C’est comme s’il y avait chez lui un conflit entre la foi et le sens esthétique : la première utopie, malgré tout, lui parait plus «jolie». Un livre très utile, pour comprendre Dostoïevski, c’est Vérité Romanèsque et Mensonge Romantique de René Girard. L’idée centrale de Girard est que l’individu n’est pas à l’origine de son propre désir, et qu’il désire toujours par imitation. Ça se passe en trois temps : d’abord on admire celui qu’il appelle un médiateur : ça peut être papa, un maître, un patron, un personnage important, mais aussi un frère, un ami. Ensuite on cherche à imiter le médiateur, et on se met à convoiter ce qu’il possède ou ce qu’il désire : sa femme, son métier, ses vêtements. Troisième temps : le conflit avec le médiateur. Je résume bien entendu très grossièrement. Girard montre comment on peut utiliser ce schéma pour lire Dostoïevski. Il le fait notamment pour Les Démons, et pour L’Éternel Mari. C’est tout à fait saisissant : on se dit que toute une partie de la magie de Dostoïevski devient claire. Girard ne commente pas Le Double, peut-être parce que là c’est tellement évident qu’il n’y a rien à expliquer. Une autre ressource importante, c’est le texte de Nathalie Sarraute De Dostoïevski à Kafka, qu’on peut trouver dans l’excellent recueil L’ère du soupçon. Elle analyse notamment Le Manuscrit du Souterrain, nouvelle que l’on qualifie souvent de «texte essentiel du XIXeme siècle». Aussi, elle liquide le reproche que l’on fait habituellement à Dostoïevski, à savoir que la psychologie de ses personnages est outrée et incohérente. (Soit dit en passant, c’est comme reprocher à Picasso de ne pas peindre les visages de façon réaliste..) Toujours sur Le manuscrit du souterrain, on trouve une bonne analyse de Tzvetan Todorov dans son recueil de textes Poétique de la Prose.

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