Ils regardent passer la vie

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Guettés par tous les fléaux sociaux (alcool, drogue, crime et prostitution), ils galèrent espérant un hypothétique poste de travail socialement valorisant. Ils rongent leur frein dans des activités précaires qu’ils n’aiment pas, se réfugiant dans l’illusion et le phantasme. Ils regardent, la journée durant, passer de belles créatures dans de luxueuses berlines, celles-là mêmes qui roulent dans leurs rêves et déchirent leurs désirs. Ils regardent s’ériger, dans le branle-bas métallique d’engins sans âme et de grues tentaculaires, de jolies bâtisses qu’ils n’habiteront jamais. Ils écoutent les jeunes riches narrer d’incroyables aventures vécues en Europe ou aux States. Ils ont les bras forts et la tête pas bien pleine. Ils triment le jour pour se soûler la nuit, chantant avec Oulahlou, au bord de la déprime « Azoul A l’Paris », la complainte de l’errance, le blues des jeunes marginalisés.

Douloureux chômage, frustrante mixité rêve de départ inaccessible résument le vécu quotidien de milliers de jeunes qui traînent la savate et font le pied de grue à proximité des stations de bus, des files de taxis et des arrêts d’autocars de grandes lignes. Le carrefour de Tazmalt illustre au quotidien cette attente recommencée, cet entretien des chimères juvéniles qui tournent souvent au cauchemar. »La mer est trop loin, la ville trop chère et la forêt a brûlé », ironise Mohand Saïd, un jeune homme à qui la quête du pain quotidien ne laisse aucun répit. Les vacances, le farniente, la plage, les pique-niques, le shopping sur les grands boulevards aux arcades fantasmatiques, tout ce luxe est pour les autres, « les enfants du bon dieu « . Il est de ceux qui attendent la période estivale avec impatience, non pas pour prendre des vacances, mais pour travailler et réaliser de bonnes affaires. Ils profitent au maximum de l’été pour tout ce qu’il charrie comme flux et changement dans l’activité des citoyens. » Aghrom ne laisse aucune échappatoire. Nous exploitons au mieux le prodigieux mouvement des émigrés. Avec eux nous faisons de bonnes affaires. Des euros à échanger, quelques bouteilles d’alcool avec une bonne marge de bénéfice des pièces détachées d’origine et non “Taiwan», des articles informatiques etc. Sinon, au quotidien, c’est la vente de cigarettes, de chemma et de gadgets (lunettes, montres, stylos) qui nous permet de survivre », explique Mohand Saïd. Les gros marchés hebdomadaires, le mercredi à Tazmalt, le vendredi et le lundi à Akbou, constituent les espaces les plus rémunérateurs pour les jeunes étudiants et les chômeurs, marchands ambulants le temps d’un été. « On s’approvisionne à El Eulma, à Tajnent pour les vêtements, et à Sidi-Aïssa et El-Harrach pour la pièce détachée », affirme son compère Omar. « Les vacances ne sont pas pour nous, c’est un luxe de bourgeois, et de petits salariés qui ont la vie bien réglée », ajoute-t-il. Les débrouillards comme Saïd et Omar ne sont pas légion; il faut une sacrée dose de courage, l’âme d’aventurier et surtout un capital conséquent. « J’ai emprunté près de 20 millions pour remplir mes trois cabas à El Eulma», raconte Sofiane, un étudiant qui tient un carré à l’actuelle foire de Bgayet. “Il faut avoir au moins deux associés pour activer. Dans mon cas, mes deux frères jouent ce rôle parfaitement. Les risques sont nombreux. Aller de nuit à El Khroub, El Eulma ou Bordj nécessite beaucoup de cœur (Tassa).”

Les vacances, c’est pour les autresToute une faune de « hittistes » passe l’été à suivre l’ombre des arbres et des cafés dans les villages de la Soummam. A chaque jeune, un rêve bien particulier, mais le rêve général de tous les jeunes, c’est le départ. Atmane a tenté le coup du vrai-faux visa, il a été arrêté à l’aéroport de Bgayet l’été passé. Depuis, l’envie lui a passé la frustration a augmenté et l’argent perdu.Il a pris un travail de garçon de café à Boudjellil, avant de se caser comme ouvrier sur un tour à bois à Tazmalt. Aujourd’hui, jour de marché Tazmalt grouille de monde. La file de minibus bouge imperceptiblement. « Labatri », l’agent du filet social, qui organise le stationnement, n’est pas là. Les chefs l’auraient “démissionné”. « Il est parti tout seul. Un jour il a pris le car d’Alger et il n’est jamais réapparu. De nous tous, il était le plus pressé de partir, l’organisateur des départs », affirme Allaoua, un badaud expulsé de France, qui erre d’un café à l’autre.Un autocar à destination de Bgayet ahane en stationnant devant l’abribus du cimetière de chouhada. La cinquantaine de voyageurs qui attendaient stoïquement s’y engouffrent en jouant des coudes. Le carrefour, quartier de toutes les rencontres, s’anime soudain. Des pickpockets de Bouira, spécialisés dans l’exploitation des marchés hebdomadaires, n’osent pas s’attaquer à ce bus. Le receveur, un mastodonte averti, semble les connaître. Un simple échange de regards et la dissuasion fonctionne. »Voilà les aimés du bon dieu. Ils se rendent vers la côte ouest de Bgayet, Boulimat, Saket, Wadas, les plages de sable fin où se prélassent les belles émigrées, les enseignantes en vacances et les gracieuses étudiantes de l’université Mira », fantasme tout haut Mabrouk le vendeur de figues de Barbarie. Les mendiants, marginaux et petits voleurs de toute la Soummam sont là aujourd’hui, le passage de belles voitures immatriculées de « là-bas » contraste avec la « cour des miracles » où le temps semble figé. Les cortèges fleuris sillonnent les artères de la ville pour créer des embouteillages inextricables dans les cerveaux douloureux des chômeurs et des laissés-pour-compte. Ceux qui ne partent pas sont plus nombreux dans cette fourmilière en ébullition. Le bus s’en va enfin. Comme un monstre mécanique, il bouge sa carcasse pour s’arrêter quelques mètres plus loin. Une fumée noire se dégage de son flanc gauche.Le chauffeur s’improvise mécanicien. Des voyageurs descendent. Les pickpockets entrent en action, l’énorme receveur est occupé à réparer la panne. Une voiture de police arrive. Des agents en descendent pour organiser la circulation. Le temps est, paradoxalement, clément cette année. L’an passé en pareille période, c’était le « chalimou » comme on dit si bien en kabyle pour nommer tout ce qui brûle : soleil, piment et prix élevé de quelque produit. Les agents de l’administration de la région kabyle préfèrent prendre leurs congés en hiver pour cueillir leurs olives. Ceux qui sont contraints de s’arrêter en été s’improvisent maçons, soudeurs, maraîchers ou marchands de légumes. La vie est trop chère. Il faut faire plusieurs métiers pour s’en sortir. »Nous sommes à l’étroit avec ma grand-mère et ma sœur qui a divorcé. J’ai besoin d’espace. Mes trois frères qui grandissent doivent avoir chacun sa chambre, je construis chaque année durant l’été. Je suis le maçon et mon frère est mon aide. Les vacances, c’est pas pour nous », raconte un instituteur de Beni Maouche, de passage au marché de Tazmalt réputé réunir toutes les personnes actives de la Soummam, les mercredis et jeudis de toute l’année. Du côté du paysan, on rit à l’évocation des vacances ! « C’est une invention de paresseux, on a tout l’au-delà pour se reposer. Notre vie de paysan est parsemée de journées de repos. Dès qu’il pleut, on s’arrête; avec la canicule, on s’abrite; les mariages et les décès nous immobilisent pour des journées entières. Le temps ne suffit jamais pour nous permettre d’accomplir toutes les tâches qui nous attendent. Penser aux vacances est un caprice d’écolier », explique Mokrane le berger.

« Je prends mes congés pour travailler »

Nadjib, instituteur à l’école Ifrane d’Akbou, exploite son jardin durant l’été. Il a planté trois cents planches de poivron de Kabylie, une variété semi-piquante (Mouz-hlou), très prisée dans la gastronomie estivale régionale comme ingrédient, condiment et légumes frais. « Cette parcelle d’un quart d’hectare me donne un revenu égal à ma paie annuelle », explique le besogneux éducateur qui se lève à 4 heures pour assurer les irrigations « à la fraîche ». Il approvisionne en poivrons frais, tous les jours de la semaine, les deux épiceries du village d’Allaghane. « Les vacances, ce n’est pas pour cette année, je dois d’abord finir ma maison, ce qui ne m’interdit pas d’emmener les gosses tous les quinze jours au bord de mer, mais priorité au travail ».Ainsi, les congés constituent un concept qui n’a de réalité qu’à partir d’un certain seuil de revenu. « Une semaine dans un hôtel à Bgayet coûte très cher et toutes les économies d’une année fondent comme neige au soleil, Et puis, si on rate la saison des mariages, ce n’est pas en hiver que l’on travaillera le mieux », explique Salima, une employée de salon de coiffure féminine.Toute une activité liée aux mariages et autres festivités occupe une jeunesse débrouillarde et inventive. Sofiane, le décorateur des « voitures nuptiales », a créé sa profession pour l’été ! Une activité que de nombreux jeunes ont copiée. Une échoppe qui donne sur la rue centrale, un peu d’audace pour empêcher les automobilistes de stationner en face de la boutique, en squattant une partie de la chaussée par l’installation de tabourets, chaises et autres herses dissuasives, quelques chapelets de fleurs en matière plastique, des bouquets et du fil de toutes les couleurs, des rubans d’ornements et quelques astuces qui relèvent du génie local. « C’est de l’art, un peu artificiel et éphémère, mais cela rapporte gros. Les vacances, ce n’est pas pour les gars comme moi. Nous vivons des vacances des autres, de leurs moments, de joie; il faut exploiter la moindre minute de l’été », affirme le fleuriste, bouquetier, décorateur de cortèges, son carnet de dates de mariage à la main. Décorer une voiture coûte entre 1500 et 3000 DA, suivant la matière utilisée, la quantité de fleurs et de rubans, la forme des bouquets et des ornements. Les salons de coiffure ne désemplissent pas. Il faut se faire belle pour se rendre au mariage. De nombreuses jeunes filles s’improvisent coiffeuses, le temps d’un été. Une série de brosses, quelques paires de ciseaux, un séchoir professionnel, une ou deux chaises et le tour est joué dans un réduit, une petite chambre aux murs couverts de miroirs. Les émigrées sont les plus assidus dans la fréquentation de ces lieux magiques où quelques coups de peigne, un maquillage discret vous rajeunissent de quelques années, le temps de rivaliser avec toutes les graciles créatures qui animent les fêtes par leur simple présence et leur beauté naturelle. « Nous faisons des teintes, des mises en plis, des mèches, nous tirons les chevelures par brushings. Ma sœur est spécialisée dans les soins de la peau, épilation, maquillage et tous les bobos de femmes », explique F.B qui tient un salon saisonnier non déclaré. « Nous sommes étudiantes, ma sœur et moi, et durant l’été on s’occupe de rendre belles toutes ces paysannes et ces émigrées qui ignorent les salons parisiens, trop chers », ajoute notre interlocutrice.

Les paillotes de Riquet

« C’est durant les congés que les Algériens travaillent le plus et le mieux », constate Mustapha la grande gueule du village. « Il faut que le pain se vende à 20 DA la baguette pour que tous ces fainéants se mettent au boulot; le chômage est déguisé il y a du travail mais tous ces fragiles ne veulent pas se salir les mains, ils veulent tous partir demander l’aumône aux Français, vivre de l’assistance et dans les restaurants de Coluche, c’est une honte de partager la nationalité avec tous ces vauriens », ajoute l’intarissable Mustapha, dit le fasciste. Riquet est ce petit village qui a grandi trop vite de part et d’autre de la route nationale 26, pour devenir une monstrueuse cité composée de villas cossues et d’habitations basses plus modestes, serrées autour d’étroites ruelles sans trottoirs, souvent ravinées par les eaux pluviales, empoussiérées en été et boueuses en hiver. Ce hameau qui s’étire sur près de deux kilomètres, est réputé pour ses dos d’âne et sa vingtaine de paillotes érigées dans la précarité par de jeunes chômeurs qui proposent sur des étalages de fortune, des cageots de fruits et légumes de saison réputés être de production locale. « Abdenour, Achour ou Belkacem, qu’importe mon nom, du moment que je n’ai pas de travail, pas de sécurité sociale, pas de toit, pas de salaire, pas de vacances, pas de voyage !A quoi peut bien me servir d’avoir un nom, d’ailleurs je n’ai pas de carte d’identité et je ne vote pas. Je pense que je n’existe pas », fulmine le jeune gaillard aux épaules carrées qui a été exclu du collège il y a trois ans et qui a fait plusieurs formations sans succès. Il a érigé sur le large accotement de la RN 26, une baraque de branchages d’eucalyptus pour abriter ses trois brouettes de poivron, ses deux cageots de tomate et ses petites cagettes de poires et de grenades. « Je gagne péniblement ma vie dans la poussière, sous le soleil brûlant et le regard dégradant des usagers de la route. J’achète tôt le matin quelques cageots au marché de gros d’Akbou, je m’arrange pour les transporter avec mes compagnons d’infortune qui ont des établis sur la route comme moi et je vends toute la journée à des prix moins élevés que ceux des magasins. Je suis debout 15 heures par jour pour 500 à 700 DA. Je me contente d’une petite marge pour écouler ma marchandise. Je n’ai pas les reins solides pour faire la fine bouche ».Ils sont une cinquantaine à exercer cette activité précaire, qui rend bien des services aux automobilistes de passage. « Nous travaillons bien surtout le week-end. Les nombreux algérois aux gros revenus repartent après de longs séjours sur la côte. Ils savent vivre; après le repos sur le sable fin, ils achètent les beaux fruits de la Soummam et la viande des tendres agneaux des coteaux du Djurdjura. On est là pour contribuer à leur confort », ajoute Salem, avec une pointe d’amertume. Le pont de Guendouza, à l’entrée ouest d’Akbou, est connu pour être un goulot d’étranglement : les embouteillages qui s’y produisent sont légendaires.Toute une faune de chômeurs, de S.D.F et de faux voyageurs traîne aux alentours, remontant la grosse artère marchande qui mène au lycée technique, ou descendant le boulevard menant à la nouvelle ville et à l’hôpital. Trop de gens qui n’ont rien à faire attendent le miracle dans une totale ignorance de l’odeur insupportable qui émane de l’égout qui coule à ciel ouvert. »Le monde est soudain étroit. La vie se rétrécit autour de mon âme comme un collet. On achète le journal, on prend le petit noir et on vient sur le pont regarder passer la vie, toutes ces belles voitures avec ces belles femmes à la chair bronzée et aux décolletés provocants. On se rince l’œil pour recharger nos batteries de fantasmes et on rentre faire la sieste dans nos gourbis repoussants », affirme B.R, un exclu du lycée, habitant le gourbi du piton, bidonville qui a grandi dans le dos de la grosse carrière à l’entrée ouest d’Akbou. B.R n’a pas trouvé de travail. C’est sa sœur, recrutée dans le cadre du filet social, qui lui donne quelques dinars pour son café. Il n’est pas interdit de rêver et c’est surtout gratuit. B.R a fait connaissance d’une fille de Tazmalt. Elle aurait des papiers français ! Le miracle se produira peut-être cet automne. Il lui faut juste trouver un boulot, n’importe quoi pour être socialement présentable. « J’attendrai le temps qu’il faut, qu’elle revienne de vacances. Même si cela ne prend pas avec elle, elle me présentera d’autres filles de nationalité de  » là-bas « . On dit qu’à Tazmalt, il y a une armoire spéciale au service d’état civil concernant des milliers de binationaux. Je commence à travailler demain avec mon camarade de classe qui vend de la pièce détachée d’occasion aux marchés hebdomadaires. » Petits métiers de plage Des vacances au soleil pour ceux qui gagnent largement leur vie ; des petits métiers pour ceux qui peinent à joindre les deux bouts malgré une activité salariée, et de l’espoir et du génie pour ceux qui n’ont ni travail ni vacances.A chacun son rêve, ses attentes, ses aspirations. « Tant qu’on a la santé il nous faut la paix et la stabilité », conclut Md Saïd qui souhaite s’installer et quitter les marchés parallèles.Vendeurs de légumes sur les abords des grandes routes vivant d’expédients, receleurs de téléphones portables et de postes cassettes volés, revendeurs de cigarettes et accessoirement dealers, bricoleurs sur les places publiques, décorateurs de voitures, emballeurs de cadeaux et de gadgets aux marchés hebdomadaires, petits marchands des plages durant l’été ils créent leur propre travail en inventant d’astucieuses occupations pour ne pas sombrer dans la déprime. Après avoir été marchand de café sur le littoral bédjaoui, vendeur de cassettes aux marchés des grandes villes, de bananes et de journaux, M’hamed propose du maïs grillé à proximité du passage à niveau de la sortie est de Tazmalt. La fumée odorante des épis de maïs bien tendres, qui grillent sur le barbecue en plein air, envahit le ciel déjà pollué par le silo de ciment qui trône non loin de la route nationale et la poussière soulevée par les nombreux camions qui remontent de la rivière chargés de sable. 25 DA la pièce et le client satisfait son caprice. Djamal est étudiant. Il attend un visa pour partir en Europe. Il a vendu des cassettes durant les deux mois d’été sur la place de Capri-tour, pour le compte de M. Kourta, le patron de Allagh-Music, qui a loué un espace commercial sur cette plage réservée aux riches et aux arrivistes fraîchement promus dans l’échelle sociale. Il raconte son séjour : « Les jeunes font n’importe quoi pour gagner leur croûte. Il y a des photographes qui déambulent avec des singes, des faucons dressés, des poneys et des dromadaires. Il y a les vendeurs de thé saharien parés du costume des Touaregs, de cigarettes, de café de biscuits et de cacahuètes, de gadgets comme les ballons et les cerfs-volants. Certains trafiquants proposent même du miel frelaté jurant leurs dieux qu’il s’agit de miel pur d’abeilles !Ils sillonnent inlassablement les 30 km de sable de la côte est de Bougie à Tichy pour quelques dinars par jour, dans la précarité et l’indifférence souvent chargée de mépris des estivants ».

Un visa pour le paradis

Nous sommes à Tazmalt, invités au mariage de Samir, un jeune émigré autrefois exclu du lycée et qui a eu la chance de trouver un visa et du travail à Paris. Samir, l’ouvrier de Courbevoie, a offert deux bouteilles de whisky à ses proches amis, les anciens camarades de classe du lycée Boudiaf et du Technicum d’Akbou. Ils les dégustent sous le grand figuier de Tamazirt, loin du tintamarre de la fête. L’alcool aidant, le groupe des privilégiés, vite rejoint par des initiés, dégorge son mal-vivre dans un registre d’insultes ordurières à haute charge sexuelle. Les symboles du pouvoir d’Etat sont traînés dans la boue. Ce chômage qui ronge la jeunesse, ces inégalités, ces émigrés qui se pavanent avec leurs grosses cylindrées, cet argent qu’ils multiplient par douze, ces logements qui reviennent toujours aux mêmes enfants de riches. « Il faut tout brûler, nous serons enfin à égalité nous leur démolirons tout ce qu’ils ont acquis par la servitude, l’“aplaventrisme” et la prostitution », fulmine Nordine-Lotonomi, qui supporte mal l’alcool. »Les papiers, il n y a que cela de vrai ! Je dois à tout prix me trouver une fille qui a la nationalité française. C’est l’ultime voie salvatrice ! Il me faut quitter ce pays qui se meurt. Il suffit d’un rien pour qu’une vie bascule ». Ainsi parle Ali, le serveur de bière. « J’ai fait tous les métiers, aucun n’est à ma mesure, ce que je gagne le jour ne suffit pas à éclairer ma nuit, je suis toujours endetté. J’ai même essayé le chant. Je plagiais Takfarinas, Matoub, Hasnaoui et bien d’autres. Cela ne m’a pas réussi ».Ali arrache quelques notes mineures à la vieille guitare que lui aurait offerte le regretté Kamel Messaoudi. L’Istikhbar impose le silence : « J’ai reçu une lettre,Une lettre officielle !Je n’ai pas cru mes pupilles en lisantÔ miracle »Rendez-vous jeudi à Hydra,Amène tes papiers, nous te donnons le visa « Mon oiseau s’est mis à chanter,C’est la fête, finie la misèreJe file de ce maudit paysBonjour ô ParisGoodbye l’AlgérieLe groupe s’élargit en reprenant en chœur : « Azoul a l’pari, Goodbye l’Algérie », le super tube d’Oulahlou qui résume avec les mots justes, dans le registre de la provocation, le mal-vivre et l’absence d’issue à la crise qui paralyse la jeunesse algérienne.La nuit de révolte est partie jusqu’à l’engourdissement total. Toutes les frustrations sont étalées sous le figuier à même le sol, les injustices, les hogras diverses et variées, l’inconséquence des révoltes juvéniles, les échecs répétés du mouvement citoyen, l’accaparement par les tenants du pouvoir de toutes les revendications de l’opposition vidées de leur message, la régression intellectuelle et le déclin de la citoyenneté. El Hadi, armé d’un petit dictaphone, enregistre la logorrhée intarissable des jeunes frustrés, un véritable chef-d’œuvre d’incivilité subversive. Salim, « le chomeur-professionnel », introduit le débat sur le mariage et la double nationalité. « Louisa est une fille handicapée, un vrai laideron de surcroît, mais elle a de nombreux prétendants. Le dernier de ses soupirants est venu des lointaines contrées d’At-Sidi-Braham dans la wilaya de M’sila. La mère du prétendant a été d’une grande clarté : « Nous cherchons une fille qui a la nationalité française pour permettre à notre fils de s’installer là-bas, au pays des Roumis ». Ali gratte trois notes majeures sur les fils de sa guitare; Mourad trouve le rythme avec la petite derbouka et tous se mettent à fredonner, puis chanter à haute voix en tapant des mains « Tey, Tey se naânaâ ya Louisa, Se Ricard a nechaâchaâ, ya Louisa », l’autre tube paillard de Oulahlou :  » Je te dédie cette mélodieÔ LouisaPèse, triture, tamise, et cuis-laFais-en avec ce que tu veuxLe jeu de l’amour est dangereuxÔ LouisaTu es divine,Dans ton jean’s,Avec ton ricil, tu fais moucheEt deux cerises sur la bouche…A ton contact, je me suis brûléPris des coups que j’ai cachésJ’ai maintes fois trébuchéÔ LouisaLe monde est tombé sur la têteJe me soûlerai à ta fêteMieux qu’au thé à la mentheAu Ricard, je me démonteÔ Louisa ! De belles créatures parées et fardées descendent doucement de jolies berlines décorées et fleuries. La mixité dans les fêtes kabyles est de plus en plus tolérée. Ce ne sont pas des saturnales ! Mais le tabou est rongé doucement, on s’achemine vers une mixité assumée. Les jeunes et graciles demoiselles habillées de toilettes suggestives éveillent la libido des jeunes mâles et exacerbent leurs frustrations. De nombreuses futures unions émaneront probablement de ces regards lubriques, ces postures provocantes, ces mimiques, ces gestes faussement discrets, ce charmant petit jeu érotique.Comme pour reprendre en main son auditoire, Ali amorce un mélancolique blues de son idole Abderahmane Oulahlou, des paroles lourdes qui arrachent les larmes : « Je te chante une époque révolueLe temps où les jarres étaient pleinesAvant que la pourriture ne nous dilueEt accentue notre peineNe me rappelle pas ces beaux jours, mon amieMe voilà vieilli avant l’heure,Les cheveux blancsLa gueule en rides,Chômeur, je rase les murs »La troisième bouteille de whisky change de mains. Le tas de bouteilles de bière vides grossit. Le ciel est brillamment constellé. Alors que la musique faiblit, Hmed reprend son bavardage « Tout récemment, la jeune Fatiha, mariée selon les règles de la Souna et la coutume locale, en présence d’une centaine d’invités, a vu son fiancé rompre la future union, parce que les papiers tardent à venir à cause d’une erreur dans l’état civil qui aurait obligé les autorités françaises à rejeter le dossier de naturalisation de Fatiha », ajoute Hmed-Cheveux-longs, un jeune menuisier qui rêve de partir en Amérique.Comme en Europe, le mariage blanc est très répandu. C’est un mariage convenu, arrangé entre les deux familles, avec chacune ses intérêts. Pour la fille, c’est l’occasion de quitter le domicile conjugal avec une substantielle dot, traverser la Méditerranée et s’installer en France aux frais du mari et de sa famille. Pour le jeune homme, ce mariage est le sésame du bonheur, la clef de la réussite rêvée ! Certaines de ces alliances bien négociées réussissent, d’autres finissent dans de lamentables drames. Ali, très inspiré reprend sa guitare pour interpréter ce morceau génial de son maître : « Je me suis endormi sur mon bras.Arrive alors VanessaNous avons dîné et léché les doigtsAvant de jouer dans l’eau de la SeineAzoul parisGoodbye l’AlgérieJ’émergeai de mon rêve trempé comme un chienJ’ai pleuré comme un môme et appelé mamanVoilà dix ans que je vis au noirJ’ai raté le mariage de ma sœur et l’enterrement de ma mèreLa France est un brûlant mirage,L’Algérie un profond naufrage.Azoul a l’pariGoodbye l’Algérie !

R. O.

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