Le sommet des distinctions

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Le Festival de la poésie des Ath Djennad, qui a tenu sa 9e édition du 17 au 22 juillet 2011, a tenu à rendre un vibrant hommage au poète Lounis Ait Menguellet. Les associations Youcef U Kaci et Si Moh U M’hand ont ainsi reçu le prestigieux invité avec un aréopage d’autres artistes (Ben Mohamed, Slimane Chabi, Taleb Tahar,…) dans une ambiance faite d’émotion, de communion et d’échanges. Ce sont des moments d’un rare bonheur où Tamlal tasa d wayturu (comme l’a si bien souligné Ben Mohamed).

« La parole, personne ne peut la tuer/ mais l’homme est bien mortel !». C’est sous cette devise- passage extrait d’un poème de Lounis datant de 1978- qu’a eu lieu l’hommage réservé à notre poète.

Quoi de mieux qu’un cénacle de poètes- dussent certains d’entre ses porteurs être plongés dans un temporaire et relatif anonymat- pourra rendre hommage au poète ? Slimane Azem préluda une de ses chansons par une dédicace à l’un des piliers de la poésie kabyle, Si Muh U M’hand. Aït Menguellet, dans plusieurs de ses compositions, a eu à exalter les poètes et les artistes et à souligner la place et la valeur qui sont les leurs dans la société. Hormis, une ou deux allusions claires à des noms bien connus, l’auteur d’ « Asefru » glorifie les maîtres du verbe, pour ainsi dire, à la cantonade. Cette forme d’abstraction lui permet de rendre hommage à tous les poètes et artistes dans lesquels se reconnaît la société et qui constituent son avant-garde éclairée. La part d’universalité du chanteur tire sa principale substance de cette vision œcuménique qui s’adresse aux porteurs de la magie du verbe quelle que soit leur terre d’élection. « Ton pays n’a pas de nom ; ta patrie est partout », dit-il à ce citoyen du monde qu’est le poète. Qui osera contester que l’on puisse parler d’Aït Menguellet en usant de ces mêmes termes ? Enfant d’une Kabylie qui essaie douloureusement de renaître après une guerre de Libération atrocement vécue et après les épreuves et les écueils qu’elle a eu à affronter pendant près d’un demi-siècle après l’indépendance, Lounis Aït Menguellet est la cristallisation de la conscience kabyle et algérienne dont le verbe démiurgique s’appuie sur les données ancestrales et immédiates de la société pour en faire un projet de libération et de désaliénation de l’homme. Cette épopée qui a pris naissance il y a plus de quarante ans a abouti à un corpus littéraire dont la valeur et la portée n’ont rien à envier aux grandes productions philosophiques et littéraires du reste de l’humanité. Cela est dit dans une langue, le berbère de Kabylie, que l’histoire tourmentée de l’Afrique du Nord a tout fait pour reléguer à un idiome à peine valable pour exprimer les besoins primaires de la communauté. Avec l’œuvre d’Aït Menguellet, nous savons désormais qu’il est possible de transcender ces fourvoiements et ces coups tordus de l’histoire. Pour cela, il a fallu toute l’énergie, toute la persévérance et toute l’honnêteté de l’auteur du monumental ‘’Ammi’’. Après avoir exprimé les amours juvéniles, longtemps calfeutrées dans une morale désuète, il a eu à nous transmettre les désenchantements poste-guerre d’indépendance issus de la gestion despotique de la société par la caste au pouvoir. À ces désillusions, sont venues s’imbriquer les luttes pour le recouvrement de l’identité berbère et les grandes interrogations philosophiques. En pleine tourmente de la ‘’décennie rouge’’, l’artiste a mis nos terreurs et nos phobies en stances pour en extraire des graines d’espoir. Dans nos certitudes chevillées, il a semé de féconds doutes. À nos handicapantes inquiétudes, il a montré les raidillons d’une possible rédemption. Avec Lounis, nous continuerons à croire que tout n’est pas perdu dans une situation pourtant aux confins de la déréliction humaine. La substantifique moelle de la culture algérienne insuffle énergie, esprit d’indépendance et lucidité à tous ceux qui seraient tentés par la lassitude ou happés par l’hébétude.

Quand la parole explose…

Véritable épreuve de Sisyphe devant son rocher, l’effort prométhéen de l’Algérien ne trouvera ses sources et ses ressources que dans la culture authentique du pays longtemps reléguée au profit des manifestations d’apparat soumises aux bons de commandes des princes et des édiles.

C’est à la lumière de ces formes de perversions de l’acte culturel qu’il conviendrait d’apprécier toutes les initiatives citoyennes-provenant des individus ou des associations-tendues vers la promotion des véritables valeurs culturelles telles qu’elles sont portées par nos artistes.

La fixation de la mémoire culturelle passe imparablement par cet élan de reconnaissance que l’on doit à nos artistes de leur vivant même. ‘’Chekriyi qbel ar d mmtegh’’, disait Mohia. C’est dans cet esprit qu’il faut appréhender l’hommage que viennent de rendre les animateurs du Festival de la poésie d’Ath Djennad au poète Aït Menguellet. Le mérite revient à ces animateurs et l’honneur revient à toute la société qui aura su s’approprier définitivement un de ses plus grands hommes de culture. Indubitablement, nulle reconnaissance, aucune distinction, ne pourra valoir celle qui vient des siens.

C’est là une image d’une société et d’une jeunesse qui veulent se réveiller à leur culture authentique longtemps tue, marginalisée, voire même opprimée dans les moments les plus noirs du règne de l’arbitraire, ‘’un arbitraire qui a hanté toutes les contrées, toujours aux aguets’’ comme le chante notre poète. Dans un moment où la jeunesse se fourvoie- ou est machiavéliquement entraînée- dans la culture de l’apparat, du superflu et, pour résumer le drame, dans l’arène de l’inculture, il est plus que réconfortant de la voir entourer, applaudir, aduler et, aussi simplement, écouter celui qui n’a jamais cédé à la facilité au sensationnel ou au monde du show-biz.

Notre aède a bien pris de la hauteur ; il a volé bien haut et continue à nous montrer nos failles, nos faiblesses, la vanité du monde et des choses dans une angoissante sensation de l’absurde. Et pourtant, il faut bien vivre ! Il nous invite à le faire avec un regard transcendant les frasques et les vétilles qui sont accrochées à nos basques d’être humains, de mortels qui, souvent, oublions notre condition première.

Ayant pris de la clairvoyance et du monde désillusionné de Si Moh U M’hand les éléments les plus saillants, s’étant inspiré de certains penseurs universels- comme Machiavel et Ibn Khaldoun- qui désignent pour nous les raisons et les mécanismes des troubles de l’humanité du goût de domination et des motivation de la tyrannie des hommes, Aït Menguellet demeure néanmoins cet observateur averti qui fait de son village de montagne ce ‘’microcosme’’ à partir duquel il ‘’lit’’ les grands enjeux et les multiples défis qui se posent à l’homme.

Avec un esprit d’humilité et de modestie- que nous retrouvons chez tous ceux qui savent que, face au néant et devant la vanité du monde, nous ne savons rien-, il n’a pas toujours eu l’heur d’être compris. ‘’Si je me suis trompé de chemin, je ne suis, après tout, qu’un être humain ; peut-être ai-je mal soupesé’’, lance-t-il à un frère à qui il a voulu exprimer la responsabilité de tous dans une faillite générale.

Le verbe de Lounis Aït Menguellet peut légitimement être considéré comme celui d’un intellectuel d’un nouveau genre : à la sapience traditionnelle kabyle, il a ajouté et greffé l’apport de la culture universelle avec une harmonie qui élève le tout au rang de littérature originale. Et c’est à ce titre que ses pièces poétiques peuvent prétendre dignement à l’enseignement dans nos classes.

Depuis l’expression de la fougue amoureuse et les tabous entourant ce sujet dès la fin des années soixante du siècle dernier, jusqu’aux réflexions sur le sort de l’humanité les origines du mal et des conflits, ainsi que du sentiment de l’absurde dans ses dernières oeuvres, en passant par la chanson sociale et politique, notre poète a voulu dire l’homme dans toute sa dimension, sa nudité ses angoisses, ses illusions et ses espoirs. Certes ‘’tout a été dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent’’ comme l’écrit La Bruyère. Cependant, ‘’La parole, personne ne peut la tuer/ mais l’homme est bien mortel. Quand elle explose, la parole va à la rencontre de ceux qui la cherchent. Mieux vaut sans doute parler/Dis le mot avant qu’il ne soit trop tard’’, réplique Lounis.

Exemple de self-made-man qui ne doit son nom qu’à un travail et un effort continus, Aït Menguellet est l’image de la Kabylie et de l’Algérie qui luttent pour des lendemains meilleurs, qui luttent contre toutes les formes d’entraves y compris celles qu’elles nourrissent dans leurs propres entrailles.

« Il ne suffit pas d’avoir les yeux pour voir »

Le parcours de Lounis Aït Menguellet est une longue carrière dont le poids et la création valent leur pesant de gloire, de dévouement et de satisfaction pour le poète comme elles valent leur signification d’un chemin fait ensemble avec son public assidu et ses fans émerveillés. Le sens des mots kabyles a pris avec Lounis la voie de la sagesse et les raidillons de la réflexion profonde. Jamais sans doute poésie n’aura autant mérité le nom de ‘’poésie d’idées’’ que celle produite par notre aède durant plus de quatre décennies maintenant. Non pas que les images et les tropes y cédassent leur place à un tyrannique moralisme, mais, au contraire, la métaphore n’est là que pour soutenir une construction harmonieuse où le verbe et son halo de suggestions et de réflexions évoluent dans un climat symbiotique à toute épreuve. N’est-ce pas lui qui nous apprend qu’ « il ne suffit pas d’avoir des yeux pour voir », le sens de la vision, soit on l’a, soit on ne l’a pas.

Depuis la tradition poétique la plus ancienne ancrée dans le territoire de la Kabylie-tradition portée entre autres par des bardes tels que Youcef Ukaci, Si Moh U M’hand ou Cheikh Mohand Oulhocine-, jusqu’à nos jours, aucune catégorie à caractère classificatoire ne peut contenir ou circonscrire la poésie de Lounis Aït Menguellet. Les fougues de la jeunesse versée dans les élans sentimentaux y sont rendues avec une rare expressivité qui exclut à la fois la grivoiserie et l’indolence. Toute la jeunesse des années 70 du siècle dernier s’y retrouvait. Mieux, à ce feu rongeant les cœurs, notre poète insufflera des réflexions sur la vie et la mort, sur l’absurde conduisant le monde et sur l’angoisse existentielle. La prouesse qui, avec le recul, paraît comme une formidable révolution culturelle, ce fut l’expression publique de l’amour dans la société kabyle loin de la stérile cagoterie et de l’hypocrite rigorisme. En cela, Lounis aura prolongé et élargi la voie ouverte par les Cherif Kheddam, Taleb Rabah et d’autres.

Par la suite, notre poète se fera, avec d’autres voix, le porte-parole d’une génération qui subira les désenchantements et les déceptions liées à l’indépendance du pays. L’arbitraire et la tyrannie subis par le peuple algérien ont trouvé un profond écho dans les vers de Lounis. Il exprimera cette terrible infortune simultanément avec la dénonciation du déni identitaire qui frappera la Kabylie et l’Algérie entière. La revendication culturelle berbère se trouvera mêlée dans les strophes d’Aït Menguellet avec la dénonciation de la situation sociale et politique du pays. Tout le mérite de notre poète est d’avoir su marier esthétique poétique avec ‘’discours’’ revendicatif. En outre, il a pu génialement combiner tradition et modernité au point de s’inspirer des valeurs littéraires universelles pour enrichir la nouvelle littérature kabyle portée par la chanson.

Il en viendra à une pensée encore plus élaborée avec les grandes interrogations sur la vie, la marche du temps, la guerre, la morale politique et le sentiment de l’absurde.

« Tant que le ciel a besoin de toutes ses étoiles… »

Outre la devise « la parole, personne ne peut la tuer/ mais l’homme est bien mortel !» inscrite un peu partout, y compris sur le dos des tricots de certains jeunes participants au festival, un tableau scolaire posé dans la cours du collège de Timizart n’Ath Djennad qui a abrité l’hommage à Ait Menguellet porte cette inscription : « Tant que le ciel a besoin de toutes ses étoiles, les hommes aussi ont besoin de l’artiste », extraite d’un poème de Lounis.

Quoi de plus normal qu’un artiste s’exprime sur sa condition ? Certains chanteurs, écrivains, acteurs ou peintres ont rempli des pages ou composé une kyrielle de strophes pour dénoncer les conditions de travail qui les entourent et l’incompréhension dont ils font l’objet. Aït Menguellet, dans ces anciens poèmes, a décrit les malaises et l’inconfort de l’artiste que lui ont valu ses amours particulières, l’amour du verbe ciselé et de l’image poétique qui l’accompagne. Les poètes, sous tous les cieux, sont considérés comme des êtres à part, des iconoclastes qui ne cadrent pas toujours avec les données les plus évidentes de la société. C’est un peu l’image que nous fait voir Baudelaire dans ses ‘’Fleurs du mal’’. Le poète maudit par le sort fait parler sa mère qui se plaint d’avoir un enfant de cette ‘’engeance’’ : « Ah ! Que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères/Plutôt que de nourrir cette dérision !/Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères/Où mon ventre a conçu mon expiation ! ». Comme Si Muh U M’hand et les autres troubadours d’antan ou d’aujourd’hui, seul lui, l’artiste, le poète, savoure sa situation, se délecte de la douleur et tire jouissance de son statut peu commun. « Pourtant, sous la tutelle invisible d’un ange/L’enfant déshérité s’enivre de soleil/Et dans tout ce qu’il boit et dans tout ce qu’il mange/Retrouve l’ambroisie et le nectar vermeil », conclut Baudelaire.

Outre le secret plaisir de faire des vers et de composer des chansons, l’artiste- par un don prophétique peu intelligible et un sens de l’analyse qui n’a rien à voir avec la rationalité arithmétique- insuffle espoir et trace sur un parchemin mystique les sentiers du bonheur et les voies du salut à ses semblables. Trop ambitieux ? Il sent parfaitement les limites de son entreprise : « Si j’étais un savant, peuple, je changerai ta marche. Dieu surgira dans mes rêves et me dira : occupe-toi de tes affaires ». Cependant, il veut placer la barre à cette hauteur pour que l’utopie soit un moteur de l’histoire.

La chanson dont nous tentons la traduction a été chantée pour la première fois par Aït Menguellet le 28 décembre 1988, soit un peu plus de deux mois après les événements d’octobre qui ont fait une victime emblématique en Kabylie, Matoub Lounès. Sur l’esplanade du marché hebdomadaire de Aïn El Hammam, Aït Menguellet a dédié cette chanson à Matoub qui était alité dans la clinique des Orangers à Alger après avoir reçu une rafale de Kalachnikov. La chanson n’était pas encore commercialisée ; elle le sera trois mois plus tard. L’occasion de cette manifestation était l’anniversaire de la mort de Si Moh U M’hand qui avait réuni toute l’élite kabyle : Mouloud Mammeri, qui disparaîtra deux mois après, Tahar Djaout, Ferhat Imazighen Imula, Ben Mohamed, Tahar Oussedik et d’autres figures du mouvement berbère.

Amar Naït Messaoud

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