Dire que l’écrivain et la gouvernance ne vont pas de paire, est sans doute ignorer un pan gigantesque de l’histoire universelle en général, et de la langue française en particulier. C’est également nier à l’un des grands ambassadeurs de la francophonie, en l’occurrence Leopold Sedar Senghor, les deux fonctions à la fois.En effet, ce chantre de la négritude, a su merveilleusement marier la fonction de président de la République du Sénégal et du poète-écrivain. A cœur vaillant rien d’impossible, semblait-il dire, puisqu’il était le plus grand et le plus célèbre des présidents du Sénégal de tous les temps, et aussi un grand écrivain qui a marqué la littérature africaine d’expression française de la plus belle manière. Il a été au Sénégal, ce qui est la mer aux poissons, et ce qui était Abraham Lincoln aux Etats Unis;Senghor a, dans un de ses poèmes émouvants, écrit :Quand je serai mort mes amisCouchez-moi sous Joal la PortugaiseDes pierres du fort vous ferez ma tombeEt les canons garderont le silenceQuand j’aurai perdu les narinesEt soif de tendresse vivanteTelle une boisson de prédilectionVersez mes amis sur ma tombeLe lait de vos prièresLe vin de vos chants fraisLà-haut chanteront les alizésSur les ailes des palmesAh ! Ce chant, qu’il brunisse toujoursLe chant marin la nuitSoyeux sur les ailes des palmes Senghor n’a pas cessé de nous surprendre, en écrivain, tant en président d’Etat. S’il a été le premier chef d’Etat africain écrivain, il a été également le premier chef d’Etat africain à quitter volontairement son siège. Ah ! Ce siège combien convoité, et dont beaucoup mourront sans y avoir accédé, alors qu’il y tenaient énormément. Vingt ans de règne ont suffi, pour qu’il reste à jamais dans les cœurs des Sénégalais, alors que plus de vingt ans n’ont pas suffi à d’autres, alors qu’ils ont déjà été vomis par leurs peuples. Vingt-cinq ans après sa retraite du pouvoir, de son plein gré, les Sénégalais regrettent leur président ; et quatre ans après son décès, le monde entier et la France regrettent leur écrivain.Le monde a perdu en lui aussi, un grand poète et un grand humaniste, un certain 20 décembre 2001, sur la crèche de Noël, lui le grand chrétien d’un pays musulman ! Premier africain agrégé de grammaire de l’université française, il avait le Culte de la langue de Molière et se plaisait à dire : “Moi, le maître-de-langue, ma tâche est d’éveiller mon peuple aux futurs flamboyants ; ma joie, de créer des images pour le nourrir, ô lumières rythmées de la parole !”. Il aimait passionnément la France, sa seconde patrie et souffrait de ses défauts. “Ah ! Seigneur, éloigne de ma mémoire la France qui n’est pas la France ce masque de petitesse et de haine sur le visage de la France… Oui, Seigneur, pardonne à la France qui dit bien la voie droite et chemine par les sentiers obliques”. Il avait enseigné sa chère langue au lycée DesCartes de Tours, et avait accepté d’être membre du comité d’Honneur d’Art et poésie de Touraine. Le 9 octobre 1906, dans une bourgade du Sénégal, naît un enfant chétif qui reçoit un triple nom : Léopold Paroque, marqué du sceau de la foi chrétienne, Sédar parce que de race Sérère, et Senghor, du nom que lui donnera celui qui fut le géniteur officiel de deux douzaines d’enfants, ses frères et sœurs. Joal, située à une centaine de kilomètres au sud de Dakar, se souvient du lointain passage des émissaires de l’infant Dom Henri dont le poète découvrira l’histoire en visitant Coimbré : « J’écoute au fond de moi le chant à voix d’ombre des Saudades. Est-ce la voix ancienne, la goutte du sang portugais qui remonta au fond des âges ? »De famille noble et aisée, l’enfant Senghor vécut protégé par ses oncles et cousins, ainsi que son père qui déposèrent dans son âme le sens indéfectible de l’honneur. Ses sept premières années, l’enfant vivra une vie baignée d’une magie animiste avant les dures contraintes de l’école. A la mission catholique de Saint Louis du Sénégal, il rentre à l’internat que dirigent les pères du Saint Esprit. C’est un domaine non clôturé, la mer, le sable, le rivage. La discipline y est dictée plus par la souveraineté de la nature que par la rigueur de certaines nécessités éducatives. Il y abordera ses premiers compagnons métis, y balbutiera ses premiers mots de oulof, français et anglais dans une diversité d’approches sensorielles à la Montaigne.Dans le rôle humble du servant aux offices du dimanche, il acquiert les rudiments de latin et de grec. C’est au collège Libermann de Dakar, à l’âge de seize ans, qu’il découvre la passion d’écrire. Bachelier, il s’embarque en 1928 pour la France. Il y fait connaissance de Aimé Césaire, Georges Pompidonu, Thierry Moulnier et le vietnamien Phan Dui Khiém qui lui fera découvrir la Touraine.Son appétit d’universalité se précise au gré des expériences humaines en même temps que s’approfondit la reconnaissance de ses racines africaines. A ce sujet, sa rencontre avec le martiniquais. Aimé Césaire et le Guyanais Léon Damas est déterminante. Dans la revue qu’ils fondent en 1934, L’Etudiant Noir, apparaît le terme négritude dans l’écriture et l’action senghoriennes.Agrégé de grammaire, il professe trois ans à Tours et à Saint-Main-des-Fossés. En 1939, quand la guerre éclate, il est mobilisé et envoyé sur le front Prisonnier en 1940, il écrit “Nous sommes tous réunis, divers de teints, divers de costumes, divers de traits, de langues ; mais au fond des yeux la même mélopée de souffrance à l’ombre des longs cils fiévreux.”Aux heures de la paix revenue, il se voit confier une chaire de l’Ecole nationale de la France d’Outre-mer et il débute se carrière politique en tant que jeune député en 1945, puis secrétaire d’Etat d’Edgar Faure en 1955, en France. En 1960, il est élu président du Sénégal indépendant, après avoir été ministre du Général de Gaulle en 1959. Réélu plusieurs fois président de la République du Sénégal jusqu’au 31 décembre 1980, où il cède volontairement le pouvoir à Abdou Diouf. En 1983, il est élu premier noir à l’Académie française. Mais également premier Secrétaire général de l’Internationale socialiste. L’œuvre poétique de Senghor est aussi riche, que son parcours politique. Il publie Chants d’ombre en 1945, “Ethiopiques” en 1956, Nocturnes (1961), Elégies majeures et “Lettres d’hivernage” en 1972, en passant par “l’anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française” en 1948. L’œuvre poétique de Senghor a été rassemblée dans un ouvrage portant le même nom, et a été plusieurs fois rééditée par les éditions Le Seuil : 1964, 1973, 1979, 1984 et 1990. Dans “Nuit de sine” extrait du recueil : Chants d’ombre, Senghor écrivait :Femme, pose sur mon front tes mains balsamiques,Tes mains douces plus que fourrureLà-haut les palmes blancéesQui bruissent dans la haute brise nocturneA peine. Pas même la chanson de nourriceQu’il nous berce, le silence rythméEcoutons son chant, écoutons battreNotre sang sombreEcoutons battre le pouls profondDe l’Afrique dans la brume des village perdusSedar Senghor était lui aussi membre et président d’honneur de la Société des poètes français, pour rejoindre ses prédécesseurs et ses contemporains, depuis sa création un certain 8 juillet 1902, Paul Valéry, Marcel Proust, Louis Aragon, Saint John Perse, Antoine de Saint Expéry, Robert Sabatier, Marguerite Yourcenar, entre autres. Cette pléiade d’illustres poètes et écrivains honorent cette maison fondée par le trio Sully Prud’homme, le premier prix Nobel de littérature en 1901 José Maria Herdia et Léon Dierx.Senghor a eu après son décès un hommage digne de lui, au sein de la SPF. Plusieurs poètes membres de celle-ci, lui ont dédié des poèmes. La revue Agora, publiée par la Société des poètes français, dans son numéro 19 de juin 2002 a consacré plusieurs pages à ce grand homme, qui a donné à la langue française ses lettres de noblesse.Le président de la SPF, M. Vital Heurtebize écrit dans son éditorial : “Comment un peuple peut-il, sans s’émouvoir, laisser partir un homme qui a tant donné pour la culture de notre pays ! …Un peuple qui n’a plus de repères culturels, qui n’éprouve plus aucune admiration, pas le moindre respect pour un de ses plus grands poètes, est un peuple décadent : la honte est sur lui. Poètes, ne laissons pas la honte tomber sur nous ». Tu as raison, M. Heurtebize. Senghor est parti sur la pointe des pays et son œuvre est éternelle.
Salem Amrane