La part de l’absolu

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Voici une œuvre qui nous réconcilie avec les valeurs de la poésie après une sorte de perte de repères imposée par le rythme effréné de la vie, la montée en puissance du faux clinquant et des faussaires et, enfin, un effacement inquiétant du sens de l’humain. Depuis Nordine Tidafi, Ahmed Azeggagh, Zhor Zerrari, nous avons rarement lu des compositions en vers qui désaltèrent notre soif d’absolu et relativisent notre inquiétude existentielle. Le mystère éthéré de ‘’Feu beau feu’’ de Dib et le souffle intérieur du ‘’Malheur en danger’’ de Malek Haddad ont mille difficultés à se reproduire dans les productions de ces dernières années. On ne sait pour quelle raison- sans doute la future critique littéraire l’établira un jour- l’écriture en langue française en Algérie au cours de ces dernières années a choisi son ‘’camp’’ : le roman. Et pourtant, la poésie est l’un des moyens les plus puissants pour non pas rendre, mais apprivoiser notre sentiment de solitude, de l’absurde et de déréliction. Ahmed Radja, un fils d’Iberkoukène (Maâtkas) n’avait jamais décidé de produire ou de publier un livre de poésie. Au fil des jours, depuis qu’il était étudiant à Mostaganem jusqu’à ce qu’il se verse complètement dans l’activité agricole, il gribouillait, au gré d’une inspiration volatile mais authentique, des vers ; il composait des strophes selon ce qui frappait sur-le-champ son imagination, sa sensibilité. Le recueil qui en sorti rassemble des compositions étalées sur plus d’une dizaine d’années. L’ouvrage, publié chez ‘’El Amal’’ de Tizi Ouzou, prend le titre simple mais important : ‘’Le Poids des jours’’. Ne pouvant me dérober à sa sollicitation de lui rédiger une préface, je me suis attelé à cette tâche après une lecture de plusieurs jours qui m’a remis dans la mystique atmosphère de la poésie.

Préface à ‘’Poids des Jours’’« Toute pensée a son port d’attache », disait Paul Valéry, et celle d’Ahmed Radja a le sien qui est l’aventure intérieure, un mélange de lucidité cartésienne, due à sa formation scientifique, et d’esthétique sensuelle où l’interrogation et l’absurde défilent en filigrane.Nous recevons la composition de ’’Poids des jours’’ comme une halte nécessaire et fructueuse d’un esprit taraudé par les questions du sens de l’existence ; une curiosité intellectuelle doublée d’une sensibilité à fleur de peau. Là où certains esprits inaccomplis verraient une contradiction ou une aporie du fait de la cohabitation de deux catégories trop facilement destinées à l’affrontement, A.Radja a puisé le bon sens couplé au regard éthéré des choses. Un syncrétisme heureux pour exprimer les heures étranges de la déréliction humaine, l’exil intérieur dans un environnement d’adversité et d’incompréhension, et enfin les quelques lueurs d’espoir mues par notre instinct de conservation qui fait que la vie doit, malgré tout, triompher. Nous revivons dans le poème ‘’Nostalgie’’ les airs et les fragrances inquiétants de “L’horloge” de Beaudelaire où le vide cosmique se greffe à notre vanité terrestre.Les désirs pervertis, aliénés et insensés convoqués dans le poème “L’objet” nous renvoient à notre humaine condition faite de déchéance et de souillure sans doute originelles. C’est pourquoi “le poète veut aller dans le désert étaler ses tourments, et sur le sable brûlant étaler sa colère’’ (dans le poème “J’irai’’’).La dignité bafouée des hommes et des femmes ne peut laisser indifférent le poète. Révulsé par l’avilissement de la personne humaine, comme dans le cas de cette femme errante, l’auteur décrit avec des mots simples, mais qui sonnent comme un verdict, l’état d’abandon d’une femme au regard éteint et où croupissent tant de malheurs’’.Le poète est un être à la sensibilité exacerbée; il compatit au malheur et à la douleur des autres. Il sonde l’intimité des êtres et des choses. Du même coup, il met à nu sa propre intimité dans une ivresse chatoyante de mots et une griserie euphorique du langage.Dans les vers de “Ma bouteille’’, le poète nous entraîne dans ce monde fabuleux de l’enivrement bachique et intellectuel à la fois :‘’Je boirai jusqu’à découvrirTes secrets et mes vanités ‘’Beaudelaire disait que ‘’l’opium agrandit ce qui n’a pas de bornes’’. Cherchant à donner du sens au sens au- delà de ces ‘’non-bornes’’, A.Radja s’écrie :‘’Je partirai jusqu’au-delàDe l’impossible véritéQui trône au-dessus des sensQuand le sens est libéré’’La bride et le mors lâchés, ce sont les préjugés et les entraves de nos complexes qui se volatilisent le temps d’une lucidité ; car, en fait, nous vivons sauvages sous un autre nom, nous dit A.Radja (le poème ‘’La blessure’’).L’hommage à T.Djaout, ’’un guerrier qui n’avait que sa plume’’, à l’Algérie, ‘’un devenir qui refuse d’être l’otage d’un autre âge’’, à L. Aït Menguellet, ‘’qui brûle comme une chandelle dans la maison humaine’’, cet hommage –là est d’une grande pudeur et d’une exemplaire sobriété. Ces évocations nous renseignent sur les personnes et les lieux avec lesquels A.Radja a tressé des ‘’affinités électives ‘’Les influences perceptibles dans ‘’Le Poids des Jours’’ vont de Jacques Prévert, dans son style libre et gouailleur, à Victor Hugo, dans ses belles ‘’Orientales’’, en passant par l’inévitable Aït Menguellet et son inquiétude existentielle.Cet horizon d’influences diaprées, plus inconscientes que réfléchies, fait la richesse aussi bien thématique que stylistique du présent recueil, échappant ainsi à la monotonie insipide qui a ‘’grevé’’ un grand nombre de compositions poétiques ces dernières années.Ahmed Radja ne fait pas partie des’’ écrivains de l’urgence’’ proclamés parfois comme directeurs de conscience par des médias approximatifs portés plus sur le sensationnel fugitif que sur l’épaisseur et la sincérité intrinsèques des œuvres. La voie empruntée par l’auteur du ‘’Poids des Jours’’ est un chemin salutaire pour la nouvelle poésie algérienne de langue française. Elle plante les jalons pour une autre expression libre qui veut se débarrasser du poids des idées reçues et, dans la foulée, sortir des sentiers battus qui ont fourvoyé notre sensibilité et notre humanisme.La poésie n’a pas pour vocation de transformer le monde. Face à une éventuelle’’ tentation ‘’ de cet acabit de la part de quelque rimailleur béotien, Aït Menguellet oppose l’intervention magique de Dieu qui l’assagirait en lui disant: ’’occupe-toi de ton propre sort !’’Ahmed Radja nous dit, en revanche, ce que c’est que le poète :‘’Au fond de son âme, le poète est un enfantQue la laideur du monde affole et inquiète’’.

Amar Naït Messaoud

“Le Poids des jours’’ d’Ahmed Radja.Editions ‘’El Amel’’-Tizi Ouzou 2003.

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