Aux sources de l’agora poétique kabyle

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Sans qu’elle soit déclarée officiellement comme telle, l’année 2006 sera sans doute celle d’Ibn Khaldoun dont ont commémore le 600e anniversaire de sa mort comme elle sera aussi l’année de Si Muh U’M’hand qui est mort il y a exactement un siècle. Depuis le siècle qui a précédé la naissance de l’historien et sociologue maghrébin jusqu’à la fin du 19e siècle, où la parole magique de Si Mohand U M’hand atteignit son acmé dans une aventure qui dépasse la volonté même du poète, la société algérienne a vécu de multiples épreuves qui ont marqué une rupture radicale avec l’héritage almohade en se matérialisant par l’effritement de l’organisation politique et le début des occupations de l’ère moderne : espagnole, puis turque et, enfin, française. C’est suite à cette dernière, et plus particulièrement suite à la conquête de la haute Kabylie en 1857 par les armées françaises, que le destin de Si Mohand U M’hand se forgea dans le sang, la déportation et la misère. De la tragédie et de la fatalité collectives, il a su exprimer par des mots simples, trempés dans la philosophie et le rhétorique kabyles, l’histoire, le récit, les angoisses et les espoirs. Il a fait de son cas personnel, le pattern de la déréliction humaine que coltinera la société algérienne des décennies durant. A côté de Cheikh Mohand U Lhocine, qui symbolise la rigueur morale et la sagesse kabyle hypostasiées en conduite de la vie, Si Mohand U M’hand se révèle comme un repère, un des éléments fondateurs de la modernité kabyle qui se prolongera dans les luttes du Mouvement national, la guerre de Libération et les mouvements culturels et politiques qui secoueront la Kabylie de l’après-indépendance. Depuis les travaux consacrés par certains chercheurs coloniaux, puis par Boulifa, Feraoun et Mammeri, à la vie et à l’œuvre de Si Mohand U M’hand, d’autres ouvrages ont vu le jour au cours de ces dernières années. On se contentera de citer Younès Adli et le dernier livre de Ghobrini, ‘’La Rencontre des Géants’’, sur le ‘’sommet’’, l’unique, ayant réuni Si Muhand U M’hand et Cheikh Mohand U Lhocine. Mohand Zine Arab, un chercheur autodidacte en patrimoine berbère du village de Taourirt-Amrane (Aïn El Hammam), a lui aussi cumulé un certain nombre de poèmes de Si Mohand tout au long de ses harassantes investigations. Des variantes de poèmes déjà transcrits ailleurs et des inédits forment le nouvel ouvrage qu’il s’apprête à publier dans quelques semaines chez ‘’Les Editions du Savoir’’ à Tizi Ouzou. Certains de ces poèmes ont été confiés depuis des années à des personnes qui, apparemment, préparaient des travaux sur Si Mohand. Mais, inquiet du sort qui pourrait leur être réservé après des années d’attente, Mohand Zine se résout à les faire publier lui-même au grand bonheur des passionnés du patrimoine littéraire kabyle. Il faut souligner ici que la décision d’éditer un ouvrage sur Si Mohand U M’hand ne relève nullement, chez Mohand Zine, d’un effet de mode. Ce sont des pièces qu’il a amoureusement gardées dans son écrin depuis de longues années à côté d’autres textes dont il a patiemment fait la recension et qui, espérons-le, feront l’objet de publication. L’itinéraire particulier et le destin exceptionnel de ce démiurge de la création kabyle moderne font que tous les travaux menés jusqu’à présent sur son œuvre et sa vie n’ont aucune chance d’épuiser le sujet. Poésie disséminée aux quatre vents dans une fougueuse oralité, mythe entretenu sur la personnalité et l’inspiration du poète, échos d’une insondable fertilité auprès des générations du 20e siècle, tout cela fait que les recherches et les interrogations sur le poète ne font peut-être que commencer. Au recueil sobrement intitulé : ‘’Isefra n’Si Muh U M’hand’’ de Arab Mohand Zine, nous avons fait le texte introductif suivant :

Une épopée en devenir

“Ur d djin imezwura ayn ad inin ineggura’’ (nos devanciers n’ont rien omis qui puisse encore être dit par notre génération). Cette maxime kabyle pourrait s’appliquer aussi bien à la poésie de Si Mohand U M’hand que pour les études et recherches auxquelles ont donné lieu ses textes après leur recension qui n’a jamais épuisé un patrimoine au sort et aux ramifications exceptionnels. Patrimoine ; voilà un concept par l’ambiguïté duquel les recherches les plus raisonnées et les plus sincèrement engagées comme les manipulations les plus diaboliques des tenants de la culture officielle ont été justifiées. Après Père Savignac, Boulifa, Feraoun et Mammeri et d’autres auteurs plus récents qui ont produit des livres sur Si Mohand et sa poésie, un autre ouvrage sur le poète et sa création serait-il vain ou d’une importance subsidiaire ? La lecture du livre de Mohand Zine Arab nous suggère tout à fait le contraire. Mieux, elle nous conforte dans l’idée que Si Mohand demeure un repère inamovible, un poète démiurge de la kabylité retrouvée qu’il importe toujours de héler et d’interroger par ces temps retors coincés entre le miroir d’un passé aussi glorieux que chaotique et un présent guère mieux servi par une modernité factice, plus subie que sereinement vécue. Le travail accompli par les prédécesseurs de Mohand Zine Arab a été effectué dans des conditions et un contexte des plus délicats où la culture authentique de tout un peuple était ravalée, dans le meilleur des cas, au rang de simple folklore lorsqu’elle ne figure pas dans le registre des survivances d’une expression indigène bonne pour égayer les nostalgiques d’un exotisme de pacotille blasés par la civilisation moderne. Leur mérite est d’autant plus grand qu’ils firent des pièces exhumées de Si Mohand un matériau à partir duquel d’autres interrogations et d’autres recherches verront le jour de façon à permettre à d’autres passionnés de la culture kabyle d’insérer les strophes, l’angoisse et la philosophie mohandiens dans une épopée générale de la renaissance kabyle.Les inédits et les variantes des poésies de Si Mohand que nous présente ici Mohand Zine Arab sont le fruit de recherches harassantes et obstinées d’un passionné du verbe kabyle. Ayant eu accès aux travaux antérieurs menés par les Mammeri, Feraoun et d’autres chercheurs en anthropologie culturelle, il restait l’éternel insatisfait du fait que ses propres investigations lui ont fait découvrir des facettes méconnues du poète et des strophes non recensées de ses compositions. De ces dernières, il nous présente ici celles qu’il juge mériter d’être connues des lecteurs, car d’autres pièces de notre troubadour, répertoriées par l’auteur de ce livre, seraient vus comme ‘’vulgaires’’, ou du moins offenseraient quelque peu la morale générale. C’est un choix qu’il convient sans aucun doute de respecter même si Si Mohand U M’hand est un tout dont la philosophie de la vie est faite des grands moments d’interrogation allant de la métaphore lyrique sur la beauté inaccessible et dévoreuse des coeurs jusqu’à la déréliction humaine faisant plonger l’homme dans l’angoisse existentielle, le doute, et parfois même dans l’irréligion. Le recueil à la lecture duquel nous invite l’auteur est composé de textes en version originale kabyle et d’une traduction en français. C’est maintenant une pratique bien établie qui facilite la lecture à tous ceux qui trouveraient des difficultés à comprendre le texte original. Demeure l’éternelle problématique de la traduction, sujet traité et trituré par tous ceux qui, peu ou prou, ont eu à s’expliquer sur le passage d’une langue à une autre, particulièrement dans un domaine aussi délicat que la poésie. Celui qui a sans doute pris le plus conscience de la relativité de l’entreprise de traduction, en l’occurrence Mouloud Mammeri, se trouve être, à notre sens, l’un des moins infidèles traducteurs du kabyle au français. Ceux qui ont assisté Arab Mohand Zine dans cette difficile tâche ont fait de leur mieux pour rendre l’idée développée par les vers de Si Mohand à défaut d’en communiquer toute la saveur et toute l’envoûtante ivresse. Comme le dit bien le proverbe kabyle : on ne peut pas, ici-bas, acquérir, tout à la fois, la perdrix (comme gibier) et ses œufs (Tasakurt, timallalin). Le joyau d’un tel travail- et qui justifie exclusivement les efforts qui y sont investis- demeure indubitablement la collecte des compositions elles-mêmes, présentées en kabyle, langue dans laquelle elles ont été dites par notre barde. Le défi qu’il s’agissait de relever dans ce cas de figure- une réussite incontestable qui comblera de bonheur tous ceux qui sont attachés à la promotion et à la modernisation de la culture kabyle-, a été de faire accéder au domaine de l’écrit des pièces fort dispersées, sauvegardées par la simple magie de l’oralité. Le travail de Mohand Zine Arab, fruit d’une patiente et longue investigation solitaire, nous redonne l’espoir, quelque peu émoussé ces dernières années, que d’autres poètes soient redécouverts et leurs œuvres dépoussiérées. Nous pensons par exemple à Youcef Ulefqi de Taourirt-Amrane, compagnon et émule de Si Mohand ayant à son actif un riche répertoire détenu par quelques rares vieilles personnes, comme nous pensons aussi à d’autres aèdes dont la fortune est plus aléatoire puisqu’ils sont encore confinés dans un quasi anonymat. Une chose paraît sûre avec l’ouvrage que nous tenons entre les mains : ce n’est pas un livre de plus sur Si Mohand U M’hand. Ce sont plutôt d’autres pièces du puzzle de la culture kabyle qui nous parviennent des tréfonds de la mémoire et qu’il importe d’ajouter au grand édifice entamé par les pionniers et les pères de la renaissance kabyle.

Amar Naït Messaoud

‘’Isefra n’Si Muh U M’hand’’ de Arab Mohand ZineA paraître aux Éditions du Savoir, Tizi Ouzou

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