Les personnages captivants d’un écrivain

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Son dernier livre publié chez “Grasset” est intitulé La Dernière femme. L’auteur de Les Enfants de Saturne (prix Valéry Larbaud) et Aurore (prix Europe 1) continue ses pérégrinations littéraires. Son dernier texte est peut-être un essai romanesque…C’est un roman avec des personnages (presque tous) vrais… Un peu de ceci, et beaucoup d’autres choses encore. La dernière femme reprend, très exactement, la méthode et le style des Enfants de Saturne où l’auteur avait choisi de « se » raconter à travers une dizaine d’hommes (dandys, excentriques, mélancoliques ou écrivains). C’était donc un autoportrait en creux ; une confession par personnages réels interposés.

Cette fois, c’est à travers une dizaine de femmes que Jean-Paul Enthoven tente de raconter, à sa façon, sa drôle de guerre, ou sa drôle de paix, avec l’autre sexe. Les héroïnes qu’il a choisies sont plus ou moins légendaires : Louise de Vilmorin, alias « Marylin Malraux » ; « Laure », l’égérie vénéneuse de Georges Bataille ; Nancy Cunnard, la muse cruelle d’Aragon ;

Louise Brooks, la vamp lubrique et nihiliste du cinéma muet ; Marie Bonaparte, l’Altesse Royale qui sauva la vie de Freud ; Françoise Dorléac, qui mourut à l’âge de James Dean ; Zelda Fitzgerald, l’amour fou et l’épouse folle de Francis Scott ; Françoise Sagan, la nonchalante, la romancière mythique et oubliée de son vivant ; une inconnue, enfin, dite « la dernière femme », qui traverse le dernier chapitre autofictif de cette galerie.

Comme son roman Aurore, ce texte captive. Mais Aurore semble plus profond.

« Il y a une phrase de Breton que j’aime beaucoup. (Ce n’est pas Breton que j’aime beaucoup, mais cette phrase). « L’amour, c’est quand on rencontre quelqu’un qui vous donne de vos nouvelles ». Il y a des grandes expériences à travers lesquelles on apprend à savoir qui on est : la guerre, le militantisme politique, la psychanalyse… Et je crois que l’amour est la dernière grande expérience laïque qui permette de découvrir qui l’on est. La tradition romantique laisse supposer que l’amour, est tout à coup la découverte d’un autre. Et pourtant, je pense que l’autre est secondaire dans l’amour ; c’est à la rencontre de soi que l’on va », estime l’écrivain.

Il est vrai qu’Aurore est une belle histoire.

« C’est ce que les femmes me reprochent… Je pense que dans une relation amoureuse complète, on passe son temps à s’obséder de l’autre, lors même que l’on s’obsède de soi. Il y a un effet de miroir. Le miroir témoigne du face à face avec soi-même et aussi du visage de l’autre. Pour se défaire de la passion, il faut ainsi fouiller le passé. La démarche du narrateur est emprunte d’une mélancolie qui participe, comme disait Freud, du travail de deuil…

C’est exactement ça : la mélancolie, ce n’est pas du tout la définition de Victor Hugo, « le bonheur d’être triste ». Etre mélancolique, c’est accepter la part de mort en soi. Dans quel état sort-on d’une histoire d’amour, sinon dans cet état-là ? », se demande l’écrivain. Les raisons d’écrire sont parfois mystérieuses. « Vous savez, je pense que pour écrire des livres, il faut savoir à quel disparu on s’adresse. On écrit toujours pour faire revivre un disparu, je le pense profondément. Tous les livres qui me touchent sont des livres écrits par quelqu’un qui veut faire revivre un disparu », confie Jean-Paul Enthoven. La contrainte inspire. « Je pense que la passion d’être radicalement moderne est périlleuse : ça donne un bon coup de vieux le lendemain matin. Prenez par exemple Ellis : qu’est-ce qu’on pigera dans dix ans ? Je préfère la catégorie nietzschéenne de l’intempestif. Est intempestif ce qui n’est pas de ce temps, qui n’est pas non plus contre ce temps, qui peut être un peu d’hier et un peu de demain. C’est le temps des moralistes français. Chaque instrument a un son propre. Il faut se brancher sur la fréquence de ce son-là. Ca s’appelle la probité. Si mon livre peut toucher quelqu’un, c’est parce que je suis fidèle à l’instrument que je suis. Il y a une phrase de Picasso : « la lumière d’un tableau vient toujours d’un autre tableau ». C’est vrai pour la littérature : la lumière d’un livre vient toujours d’un autre livre. Alors quels sont les livres sous la lumière desquels je me place ? Ce sont toujours des livres ronds comme des galets, précis, sans effervescences stylistiques. Classique dans la forme et vénéneux dans leur contenu. Je préfère ça aux livres déjantés dans la forme et petit-bourgeois dans le contenu. Le roman d’amour est un genre canonique, et c’est le genre canonique le plus fréquenté, le plus répertorié.

En art, j’aime la contrainte. Si je faisais des vers, je ferais des alexandrins. Les choses belles naissent des contraintes surmontées », raconte l’écrivain. « Je me souviens encore, comme d’un songe, des quelques jours que nous avions passés au Grand Hôtel. Quelques jours intenses et déconcertants au début de l’été. Peu de touristes. Un décor propice aux émotions. Une atmosphère de soleil et d’indolence. Les mouettes flottaient, parmi des parfums de sel, au-dessus du golfe de Rapallo. Aurore était fatiguée par un long voyage en voiture. Nous partagions en silence toutes sortes de pressentiments. Je connais bien la saveur de ces jours immobiles où tout peut advenir.

Où l’on accepte, d’un même cœur, le contentement et la crainte de sa brièveté. Où chaque perception, chaque espérance, hésite sur un chemin de crête. D’un côté, l’allégresse. De l’autre, l’incertitude. Je ne m’attendais pas à trouver là ce climat de sensations instables qui, à la fois, excitent et embrument l’esprit. Dans ces moments, on ruse toujours avec un bien-être qui se dérobe, et qui revient dès qu’on y renonce, et qui s’échappe encore dès qu’on le tient », peut-on lire dans ce roman sublime qu’est Aurore. C’est dire que Jean-Paul Enthoven a un plume fluide et profonde.

Farid Ait Mansour

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