Nouveau roman de Farid Abache

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Farid Abache, l’auteur du récit La camisole de gré paru en 1990 à ses vingt-deux ans, revient après une très longue absence avec un nouveau roman Condamnés à vivre. Dès les premières lignes, le lyrisme envoûtant du texte fascine le lecteur. On découvre un narrateur enchanté de retrouver son village natal, les fragrances des champs et l’exultation quasiment sensuelle de se frotter à la chevelure des plantes. Le lecteur ne peut qu’être associé à cette osmose charnelle avec la nature.

Ce passage en dit long à ce propos : «À l’unisson de mes désirs, la nature parée de ses meilleurs atours s’offre à mes yeux grands ouverts. J’inhale puissamment ces vivifiantes exhalaisons et m’en grise. Que c’est beau ! Que le corps est léger en ces moments-là ! De partout, je sens se dégager une chaleur accueillante. Puis, propulsé par un enthousiasme enflammé, je me mets à courir, mes cheveux s’humectant au contact du feuillage. Soulevé d’émotion, j’ai l’impression d’être un élément naturel comme la brise, la lumière ou la rosée».

Il vient de quitter la grande ville où il habite pour profiter de cette quiétude suprême et réaliser un travail qui lui tient à cœur : un essai littéraire qui s’assigne comme objectif l’exploration de la relation entre la littérature et l’errance. En effet, beaucoup de poètes se passionnent pour l’errance et deviennent féconds, prolifiques et géniaux quand ils marchent, sans destination fixe, au gré des vents et des lubies. Le narrateur veut suivre les traces de trois poètes de génie que sont Kais, Rimbaud et Si Mohand Ou Mhand. Il projette de passer une bonne partie de son séjour à faire murir cet essai et à le mener à bon port.

Mais avant, il fait un petit tour au café du village espérant retrouver ses amis d’enfance. En effet, il y rencontre quatre de ses amis qui ne tardent pas à lui apprendre qu’un ami commun, Ali, s’est suicidé il y a à peine quelques jours. Ali, professeur au lycée, était un personnage très particulier. Grand lecteur de textes philosophiques, hanté par les questionnements existentiels, il était très peu bavard, mais lorsqu’il lui arrivait d’être ivre, il bouillonnait et dévidait des thèses mirobolantes sur la mort, la vie et toutes les problématiques liées à la condition humaine.

Le narrateur cherche à soutirer à ses amis des informations concernant Ali et ce qui aurait pu engendrer son suicide. Sous l’emprise d’une grande consternation, ils sont incapables de fournir la moindre raison. Le narrateur fait recours à un subterfuge en vue d’amener ses amis à passer outre leur stupeur et rédiger chacun un texte comme si c’était le testament d’Ali dans lequel il aurait livré les raisons de son suicide…

À partir de là, au fil des pages, on découvre quatre textes qui se succèdent et qui se terminent tous par le suicide de la personne qui raconte. Divers thèmes qui s’attellent à mettre le doigt sur les maux de la société. On commence par un récit un peu fantastique où un personnage symbolique, dénommé le compagnon de la chamelle, est venu charmer avec ses mots les gens qui l’écoutent. Avec son verbe d’une grande manipulation, il arrive à leur inoculer la paresse et l’indolence et à tuer en eux toute velléité de vivre. Le pays devient du coup similaire à un cimetière géant où les gens traînent comme des limaces moribondes.

Afin de fuir cette déchéance, le narrateur opte pour le suicide. Un autre texte vient nous enrouler dans ses flots cauchemardesques. Le narrateur vient de perdre son épouse qui a préféré se donner la mort plutôt que d’assister à l’avortement de la révolution qui s’est soldée par des tyrans locaux qui se sont substitués aux tyrans étrangers chassés. Du coup, le rêve s’est dissipé tel un nuage sans pluie. Son époux, le narrateur, sombre lui aussi petit à petit dans la déprime et succombe à une avalanche de cauchemars qui viennent le terrasser de jour comme de nuit.

Pour y échapper, il passe son temps à replonger dans ses souvenirs, ceux de l’époque de la révolution où le peuple était uni, solidaire et ne rêvait que de vaincre les despotes étrangers et pouvoir mettre sur pied une patrie fondée sur les valeurs humaines les plus nobles. Pour trouver cette saveur du passé et fuir l’horreur présente, le narrateur s’exclame ainsi : «Seul, sans viatique, je m’en vais retrouver les ombres du passé.

J’enjamberai cette actualité absurde, désordonnée et chaotique et rejoindrai un monde tout à fait à part, un monde régi par la logique, un monde où un peuple grignoté par la débine, aplati par la tyrannie, a su en un commun sursaut s’émanciper de tout carcan. J’enlacerai alors la chose dont l’absence à présent me corrode terriblement le cœur, à savoir le sentiment de solidarité et de camaraderie que seul le combat commun pour les beaux yeux de la liberté est en mesure de tisser.» Une fois que l’évocation de son passé est parvenue à son terme et le chapelet de souvenirs s’est déroulé jusqu’au bout, il n’a plus où abriter son âme martyrisée contre l’effroyable présent.

Il finit par chercher délivrance dans la mort en vue sans doute de rejoindre l’esprit de sa femme dans le monde d’outre-tombe. La tête encore pleine des cauchemars véhiculés par ce texte poignant, le lecteur est invité à chevaucher une autre monture textuelle qui le propulse vers la prime enfance du narrateur, censé être Ali. Il décrit avec des mots très sensuels la naissance du désir sexuel qui a commencé à faire rage en lui depuis les premières années de son enfance.

Ce désir, n’ayant pas pu se désaltérer dans une société basée sur l’interdit et le tabou et ayant subi une déception amoureuse qui l’a ébranlé jusqu’au fin fond de son être, une phobie de la femme s’est déclarée en lui, prenant des proportions alarmantes. Il souffre alors d’un déséquilibre psychique à cause de ses rapports pour le moins maladifs envers la femme. Il la désire mais il a peur d’elle ! Dilemme inexorable. Il confesse son malheur : «Jusqu’à quand resterai-je puceau éternel et pervers invétéré.

Jusqu’à quand continuerai-je à végéter, à traîner dans le village comme une maudite silhouette, longeant piteusement les murs… En fuyant la femme, j’ai élu domicile dans la chaleur illusoire des mots. Que me reste-t-il à faire maintenant ? Âgé de quarante-cinq ans, je n’ai jamais osé affronter une femme dans la blancheur d’un face-à-face amoureux». Dans ce tunnel, la seule lumière qui lui paraît au bout est malheureusement celle du suicide.

Le dernier texte aborde le mal en tant qu’élément indissociable de la nature humaine. Depuis la nuit des temps, le mal a toujours pris le dessus sur le bien. Le fond de l’homme est sédimenté de méchanceté, de mépris, d’arrogance, de jalousie, d’envie de dominer. Le narrateur tente désespérément de combattre cet état des faits, mais il finit par abdiquer quand le mal s’est propagé partout. En désespoir de cause, il ne trouve que le suicide comme ultime échappatoire.

Au terme de la lecture de ces quatre textes, le narrateur revoit ses amis et engage avec eux une conversation sur tous les thèmes traités. Il met surtout au clair une chose importante : lequel de ces quatre textes est réellement celui qu’Ali aurait légué ? Le lecteur élucidera ce mystère à la fin de ce roman qui se lit avec beaucoup de plaisir. Une écriture tapissée de poésie, une structure où des textes différents sont tissés avec grande subtilité, une narration ponctuée de flash-back. Et pour garder le caractère fascinant et sibyllin du texte, l’auteur opte pour une fin ouverte et prend le soin carrément de le dire avec ce passage qui clôt le roman : «Je presse le pas, en revoyant mes amis contemplatifs et absorbés, comme un lecteur qui vient d’achever un roman dont la fin ouverte l’intrigue, le fait rêver et le laisse sur sa faim…».

F. A. B.

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