« Voici les vers, voici les mots, voici les musiques et les chants. Les chants enfin rendus, redis tels qu’ils chantaient en vous.
Vous connaissez la légende dont notre sagesse ancienne s’est bercée tant d’années, tant de siècles. On disait : les morts ne nous quittent pas tout de suite, ni tout à fait. Invisibles mais présents, ils restent encore et quelquefois longtemps à errer parmi nous. Si vos ombres sont encore à hanter les collines (tiwririn) d’Ighil Ali, ses pins (tiyedwa), ses fontaines (tiliwa), ses chemins (iberdan), je suis sûr qu’elles connaissent la joie des choses enfin remises à leur juste place, des tensions enfantines enfin défaites, des accords enfin accordés. Ces vers que vous avez sucés avec le lait de Fadhma Ath Mansour, vous avez été contraints de les rendre dans une langue étrangère. Ils essayaient à tâtons de rendre les échos qui résonnaient en vous autrement. Ils étaient beaux, mais ils pleuraient l’exil (d’ighriben) ; pour qui connaissait la source d’où ils sourdaient, ils faisaient orphelins. Il fallait raccorder les morceaux brisés de vos cœurs jamais guéris de la blessure. Voila, c’est fait. Je sais bien qu’un jour Adam a été chassé d’Eden et que nous ne cessons pas de rejouer à petite échelle le grand drame, mais aussi obstinément nous croyons, nous crions qu’Eden nous est dû et que notre destin est d’y revenir un jour d’entre les jours de Dieux ( yiggwas deg-gussan r-Rebbi). Je sais aussi que le français dont vous vous êtes servi, c’était aussi vous ; vous ne l’auriez pas si amoureusement manié si vous ne vous y reconnaissiez en partie, mais, Jean, rappelle-toi, tu ne savais pleurer qu’en berbère ».
Mouloud Mammeri.
Mourir ainsi c’est vivre
Fanon, Amrouche et Feraoun
Trois voix brisées qui nous surprennent
Plus proches que jamais
Fanon, Amrouche, Feraoun
Trois sources vives qui n’ont pas vu
La lumière du jour
Et qui faisaient entendre
Le murmure angoissé
Des luttes souterraines
Fanon, Amrouche, Feraoun
Eux qui avaient appris
A lire dans les ténèbres
Et qui les yeux fermés
N’ont pas cessé d’écrire
Portant à bout de bras
Leurs oeuvres et leurs racines
Mourir ainsi c’est vivre
Guerre et cancer du sang
Lente ou violente chacun sa mort
Et c’est toujours la même
Pour ceux qui ont appris
A lire dans les ténèbres,
Et qui les yeux fermés
N’ont pas cessé d’écrire
Mourir ainsi c’est vivre.
Kateb Yacine, novembre 1962,
publié dans Jeune Afrique
et Etudes Méditerranéennes