La SAS de Tighilt-Oukerrouche revisitée

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Comme chaque année, les autorités locales et la population de M’Kira ont célébré, hier, 19 mars, le cinquante-quatrième anniversaire de la fête de la victoire.

C’est à cette date de l’an 1962 qu’est entré en vigueur le cessez-le-feu signé la veille, par la délégation algérienne conduite par Krim Belkacem et la délégation française conduite par Louis Joxe. Et c’est ainsi que l’Histoire retint ce qui s’appellera les Accords d’Evian. Dans la matinée d’hier samedi, les autorités locales, à leur tête M. Amar Akrour, le premier magistrat de la localité accompagnées de membres de la société civile, ont déposé une gerbe de fleurs au pied de la stèle élevée au milieu du carré des martyrs, à la mémoire de tous les Chouhada tombés au champ d’honneur. S’en suivra une minute de silence et la lecture de la Fatiha du saint Coran. Prenant la parole, M. Amar Akrour rappellera les souffrances qu’ont endurées dans leur chair tous les villageois de M’Kira pendant la guerre de libération nationale, payant un lourd tribut pour le recouvrement de l’indépendance, avec plus de cinq cents martyrs et la destruction de presque la totalité des villages, ce qui a causé l’exode des populations. «Comme vous le savez, et les jeunes générations doivent l’apprendre, nous sommes ici, à cet emplacement même, au milieu de ce qui fut la ‘’SAS de Tighilt- Oukerrouche’’, dont la prison était juste à côté et d’où personne n’est jamais ressorti vivant. Rappelez-vous le ravin des martyrs où étaient jetés les pauvres suppliciés sans le moindre procès. C’étaient des exécutions sommaires et on avait de la ‘’chance’’ quand on était fusillé car beaucoup étaient achevés avec une pioche ou une pelle. Il est donc de notre devoir de cultiver la mémoire pour ne pas oublier les affres subis durant la colonisation. Et si nous sommes ici, jouissant de liberté et de modernité c’est grâce aux sacrifices de nos Chouhada», dira le maire dans son intervention. A la fin de cette cérémonie, quelques personnes présentes n’ont pas hésité à nous approcher, pour la plupart des septuagénaires qui étaient des adolescents pendant la révolution.

L’arrivée de la SAS et de l’armée à M’Kira

C’est donc autour d’un café qu’une longue discussion s’engagea avec nos interlocuteurs. Certains sont des émigrés retraités. Aami Ali, qui nous confiera garder encore pied en France où vivent ses enfants, tiendra à nous retracer toute l’historique de la commune de M’Kira, du début de la révolution jusqu’en 1956 : «Il faut savoir que M’Kira était l’un des plus importants bastions lors du déclenchement de la révolution nationale. Outre le colonel Ali Mellah qui était rentré en rébellion avec Krim Belkacem et Amar Ouamrane à partir de 1947, il faut également retenir que pour le déclenchement de la révolution le 1er novembre 1954, les premiers maquisards qui avaient attaqué le centre colonial de Tizi-Gheniff étaient partis de M’Kira, plus exactement de l’endroit appelé ‘’Quatre chemins’’. Des dizaines d’autres ont été emmenés par Amar Ouamrane sur Alger, Boufarik et Blida, donc des nationalistes de M’Kira militants du PPA/PTLD, structurés et disciplinés, décidés à mener le combat». Aami Ali poursuivra : «Il était donc attendu que les autorités françaises aient un œil sur notre douar. Aussi, lorsque l’armée française décida en 1956 de prendre tous les pouvoirs pour mater la rébellion au plus vite, elle a fait remplacer les caïds par les officiers «SAS» (sections administratives spécialisées). Mais dans le cas de M’Kira, c’était tout simplement un centre pour les exécutions sommaires. Notre dernier caïd qui s’appelait Ramdane Aït Ouazou a pris la fuite juste au lendemain du déclenchement de la révolution et quelques jours après, plusieurs actions de sabotage ont eu lieu, telles celles ayant ciblé la ligne téléphonique qui fut coupée et le bureau du caïd qui fut incendié. Les routes ont également été coupées et au printemps 1956, il y eut la grande manifestation à laquelle l’appel avait été lancé avec le mot d’ordre «Sou guelzim dhelbala, rendez-vous à Vou gaoua». Ce jour-là l’armée française était intervenue pour la première fois avec son aviation et il y eut trois martyrs et des dizaines de blessés. Jusque-là l’armée ne s’était pas encore installée à M’Kira. Il fallait attendre l’automne de l’année 1956 pour voir l’installation, sur la crête, d’une unité de l’artillerie dont le commandement était à Tizi-Gheniff. Puis arriva ensuite l’officier SAS qui s’appelait lieutenant Matusenski que la population surnomma «Chetata». Un vrai sanguinaire qui prit ses quartiers dans la maison de l’ancien caïd et fit ériger une haute guérite pour sa garde. Et pour faire bonne figure, il ouvrit une école pour les enfants à la place de celle de l’école de Tighilt-Oukerrouche qui avait été incendiée par les maquisards». Notre interlocuteur ajoutera : «A l’entrée de la SAS, il plaça un grand écriteau où on lisait, chaque fois qu’on passait «SAS de Tighilt-Oukerrouche», alors que ce nom était celui du village situé juste en face. L’endroit s’appelait réellement Tighilt-Bougueni qui deviendra le chef-lieu de commune de M’Kira à partir de 1984. Après le départ du lieutenant Matusenski en 1958, il sera remplacé par le lieutenant Depuisset qui sera à son tour remplacé par le lieutenant Zanolili qui, le jour du cessez-le-feu, alla à la prison, ouvrit la porte et libéra les prisonniers qui avaient beaucoup de mal à comprendre ce qui leur arrivait».

«Terrifié par l’angoisse de voir revenir l’armée française»

Pour Aami Slimane, qui avait vécu non loin de ces camps militaires, le plus grand cauchemar qui l’a hanté au lendemain du cessez-le-feu, notamment après le départ, quelques jours après, des soldats français, était de voir ceux-ci rappliquer : «C’est vrai que la fin de la guerre devait tôt ou tard arriver, mais lorsqu’elle arriva, tout le monde avait des difficultés à comprendre cette nouvelle situation. Fallait-il en rire ou en pleurer ? Bien évidemment, ce fut la liesse, mais c’était difficile pour ceux qui avaient perdu plusieurs personnes dans leurs familles. Cependant, mon angoisse à moi à ce moment-là de jour comme de nuit, était de voir l’armée française revenir, qu’elle fasse demi-tour et nous remette dans le camp. Et je n’osais pas en parler ni à mes parents, ni à mes amis», dira notre ami qui nous confiera avoir des heures et des heures d’histoires à raconter sur cette lugubre SAS de Tighilt-Oukerrouche.

Essaid Mouas

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