À 87 ans, M. Benchabane Mohand Akli, ce novembriste, revient sur la valise remplie de millions d’exemplaires qu’il transporta d’Ighil Imoula jusqu’à Belcourt (Alger) et qu’il déposa dans un café chez un militant que lui avait recommandé le regretté Ali Zamoum.
La Dépêche de Kabylie : Quel âge aviez-vous à cette époque-là ? N’aviez-vous pas peur ?
Benchabane Mohand Akli : J’étais jeune. J’avais 24 ans. Et maintenant, j’en ai 87. Je n’avais absolument pas peur, parce que j’étais bien formé et préparé politiquement et même militairement.
Pouvez-vous nous parler du contexte qui prévalait avant ce déclenchement ?
Bon, comme vous savez, il y avait un problème au sein du PPA de Messali El Hadj. Mais toujours est-il, il faut aussi vous rappeler que la scission entre les Messalistes et les Centralistes allait se produire après le congrès tenu en Belgique. Cependant, déjà le groupe des 22, puis celui des 6 se sont préparés pour la lutte armée après l’OS parce qu’après ce congrès, même si Ben Boulaid est allé voir Messali El Hadj pour le convaincre à les rejoindre pour passer à la lutte armée, le chef du PPA campait sur ses positions et ne revenait pas sur sa prise de position de poursuivre la lutte politiquement.
Pourquoi exactement ce moment-là ?
Tout d’abord, la France avait des problèmes à régler au Vietnam, en Tunisie et au Maroc. Le temps alors était venu pour passer à l’action avant que le colonisateur ne rassemble ses forces. Et puis, comme je l’ai déjà évoqué précédemment, la scission eut été consommée entre les centralistes d’un côté et Messali El Hadj et Ahmed Mezghna de l’autre.
Pourquoi Ighil Imoula ?
C’était un lieu sûr car le groupe était bien préparé. D’ailleurs, Dda Ali, que Dieu ait son âme, avait participé au congrès de Belgique. Mais en revenant au village, il nous avait réuni et il nous avait dit que le moment était venu pour déclencher cette guerre. Nous nous étions réunis en présence de Si Moh Touil, de son vrai nom Hammouche Hocine. Ali parlait d’un ton sérieux : «il est temps d’aller en guerre. Commençons par préparer les armes et ceux qui n’ont pas, peuvent donner de l’argent pour en acheter».
Et puis après ?
Nous avions alors formé quatre groupes composés de quatre éléments chacun. Chacun avait à sa tête un chef. Puis, nous avions commencé à recevoir de la poudre et autres produits pour fabriquer des bombes artisanales. Quelque temps après, nous avions réussi notre première. C’était une bombe incendiaire. Quand nous l’avions essayée, il y avait un bruit terrible. Ensuite, on utilisait des tuyaux en acier. En même temps, nous recevions une formation militaire dans la vallée (azaghar) par le biais de ceux qui avaient fait leur service national français.
Comment le document qui allait être imprimé était-il arrivé à Ighil Imoula ?
C’est Mohamed Boudiaf qui l’avait remis à Krim Belkacem. Celui-ci avait pris contact avec Ali Zamoum. Par ailleurs, Amar Ouamrane était allé à Alger pour accompagner le journaliste Mohamed Laichaoui (un centraliste). Lorsqu’il était arrivé chez lui, c’était Kaci Abdellah Tahar qui l’avait appelé en lui disant que Didouche Mourad voulait le voir. Quand Laichaoui sortit, il trouva Amar Ouamrane qu’il ne connaissait pas. Celui-ci l’invita à monter dans la voiture. Ils prirent la direction de Tizi-Ouzou. De là c’étaient Ali Zamoum et Mohamedi Saâd qui l’accompagnèrent jusqu’à Ighil Imoula. En cours de route, ils lui donnèrent de faux noms des villages qu’ils avaient traversés. Quand ils étaient arrivés à Ath Abdelmoumène, ils s’arrêtèrent à la maison de Hocine Slimani pour attendre la tombée de la nuit.
À quelle heure sont-ils arrivés au village ?
C’était vers 18 heures. Ils choisirent la maison de Benramdani Omar. Mais, comme elle n’était pas éclairée, Laichaoui sollicita un autre lieu où les conditions seraient bonnes pour faire ce travail. En lisant le document, le journaliste releva une faute et refuse d’écrire le texte tel qu’il était parce que c’était un tract destiné même pour l’étranger. Dda Ali alla vers Krim Belkacem qui était à Ath Abdelmoumène et lui montra le mot. Krim l’autorisa à procéder à la correction parce que Laichaoui avait raison.
Est-ce que vous avez choisi un autre endroit ?
Bien sûr. Idir Rabah et son frère avaient une épicerie au rez-de-chaussée et une chambre au premier étage. Ils acceptèrent lorsqu’ils furent sollicités par Dda Ali parce qu’il était respecté au village par tout le monde. Une fois mis à l’aise, surtout lorsque je lui avais acheté deux paquets de cigarettes, il tapa le texte et le tirage commença. Entre temps, Dda Ali me remit une valise et me chargea de la remplir et de former un tas juste à côté pour être distribué dans la région.
Ce travail vous a pris combien de temps ?
Jusqu’à quatre heures du matin. C’était dans la nuit du 27 octobre. Le car qui allait vers Alger passait à trois heures du matin à Tizi N’Tletta. Dda Ali me dit qu’il allait partir à Alger pour déposer la valise remplie de tracts à Belcourt. Je lui répondis qu’il était quatre heures du matin et que je ne pouvais pas rattraper le car. Alors, je partis à treize heures.
Racontez-nous ce voyage avec un document si précieux ?
Sincèrement, je n’avais pas peur parce que je savais que c’était un moment très important pour l’avenir de notre pays et il fallait que je réussisse la mission. Le car arriva, je montai et je déposai la valise tout près du chauffeur afin que si, par hasard, les gendarmes ou les policiers montaient, ils ne feraient pas allusion à moi. Je découpai une poche dans le siège sur lequel j’étais assis et je glissai à l’intérieur le courrier que Dda Ali m’avait remis pour le remettre au cafetier de Belcourt. Le voyage se passa sans ambages. Arrivé à Alger vers 18 heures, je pris un taxi en direction de Belcourt. Quand j’étais arrivé au lieu de ma destination, j’ai remarqué que le rideau était à moitié descendu et que trois jeunes hommes y discutaient. J’ai parlé avec eux et la personne sortit. Je lui ai remis la valise et le courrier. J’ai passé la nuit à l’hôtel et le lendemain j’ai regagné le village en achetant au retour du papier blanc pour d’autres tirages dans le cas où nous aurions besoin de faire d’autres tirages.
À votre retour au village, est-ce qu’on parlait déjà de cet événement ?
Absolument pas. Tout a été fait dans la discrétion totale. Même les autres militants ne savaient rien de ce projet.
Donc nous sommes à la veille du 1er novembre. Étiez-vous prêts pour ce déclenchement ?
Dda Ali nous avait réunis et il nous avait recommandés de préparer de la nourriture pour aller passer quelques jours dans la vallée. Nous étions au total 18 éléments; 6 avaient été choisis pour participer à des attaques à Blida. Nous arrivâmes à Azaghar et Dda Ali nous expliqua la mission. Il nous avait dit que l’heure était arrivée et qu’il fallait avoir du courage et de la volonté et que ceux qui ne pouvaient pas résister pouvaient retourner chez eux. D’ailleurs, il y avait deux qui avaient quitté le groupe. Il nous recommanda de ne pas utiliser nos armes sauf en cas de légitime défense et qu’il fallait seulement s’attaquer aux biens coloniaux et couper le téléphone vers Boghni et les Ouadhias. À minuit moins le quart, nous remontions à Tizi N’Tletta.
Quelle était votre opération, cette nuit-là ?
Quand nous étions rentrés à Tizi N’Tletta, le garde champêtre qui montait la garde dormait sur la banquette arrière d’une voiture. Quand il entendit les pas, il alla dégainer son arme. Dda Ali lui demanda de ne pas bouger. Mais, il continua à le faire et au moment où il allait tirer, Dda Ali prit sa mitraillette et lui tira dessus en le blessant alors que les autres membres du groupe avaient coupé le téléphone. Le garde champêtre ne mourut pas sur le coup, ce n’était qu’après quelques mois.
Y a-t-il un fait que vous voulez ajouter ?
Tout d’abord, j’ai oublié de vous dire que nous avions pris une machine à écrire de la mairie et que nous avions brûlé des archives. Cette nuit-là Krim Belkacem et Abdellah Fadhel étaient au pied du Djurdjura sur une crête, d’où ils dominaient toute la région. Le ciel était éclairé comme s’il faisait jour. À l’indépendance, Abdellah Fadhel m’avait confié que Krim Belkacem lui avait dit que le déclenchement avait eu lieu et que s’il mourait, il serait tranquille parce que l’Algérie allait obtenir son indépendance.
Étiez-vous convaincus que ce déclenchement allait vous mener à l’indépendance ?
Bien sûr. Tout le peuple était derrière. C’était l’ultime chance qui nous restait pour sortir de la situation dans laquelle nous vivions depuis plus d’un siècle. Le déclenchement avait eu lieu aux Aurès, à Annaba, à Constantine. Partout.
62 ans après l’indépendance,que ressentez-vous ?
Tout d’abord, gloire à nos martyrs et vive l’Algérie libre et indépendante. Puis, relever le défi de déclencher un mouvement insurrectionnel de cette dimension est un honneur pour tous les Algériens et toutes les Algériennes. De la fierté pour avoir participé au tirage du document qui signa la naissance de la nation algérienne. Maintenant, c’est à la génération actuelle et à venir de reprendre le flambeau et de veiller à la stabilité et à l’unité de notre pays.
Entretien réalisé par Amar Ouramdane