«Je sors de 15 ans de prison…»

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Ces quelques mots dits d’une voix étonnamment douce par B. K., 38 ans, ex-pensionnaire d’une demi-douzaine d’établissements de rééducation, euphémisme bien de chez nous pour désigner les prisons dans une vaine tentative d’humaniser un monde intemporel hors espace, un monde hors monde, se veulent neutres. En fait, ils ne charrient aucune émotion et encore moins de rancune à l’endroit d’une société qui, pourtant, n’a pas été du tout tendre avec lui, une société qui ne lui a apporté que peine, amertume et la suprême flétrissure. La fleur de lys sur l’épaule : le parricide.Le jour où tout a basculé pour B. K., il s’en souvient comme si cela datait d’hier. C’est apparemment sans efforts qu’il fait dérouler le film de sa vie, comme un conteur, parfaitement maître du verbe, de l’histoire, son histoire et du temps, implacable repère. Il parle, ne s’arrêtant que pour souffler et ne pas être dépassé par des événements riches en péripéties. Voici donc le récit de B. K.Enfance difficile dans un village perdu sur les hauteurs d’El Kseur, un milieu familial qui ne tient que par miracle, un père complètement paumé et à côté de la plaque et une mère… volage. La honte, il a su très tôt ce que c’est. Les rires à son passage, le doigt inquisiteur et accusateur pointé dans sa direction, les allusions à peine voilées, la mise au ban d’une communauté bien pensante et à la morale intacte, il a grandi avec la rage, l’envie de tout envoyer en l’air combien de fois les a-t-il ressenties ? Et toute son enfance, B. K., l’a vécue écartelé entre un milieu familial honni, privé de l’amour des siens et une envie irrésistible de mettre le maximum de distance entre lui et un foyer auquel rien ne le rattache, pas même l’amour d’un mère. Son adolescence ne fut pas plus gaie, loin s’en faut ! Sans cesse brinquebalé entre doute, questionnements, et en fait d’éveil des sens, du corps, de la personnalité, il n’eut qu’un seul univers dont il ne cernait encore ni les buts, ni les contours, et où revenaient sans cesse les mots d’honneur, horreur et le sentiment bien assis de ne pas être comme les autres. Et pendant que certains soignaient leur acné, entretiennent les premiers flirts ou carrément jetaient leurs gourmes pour les plus audacieux, commençait à germer en lui l’idée jusque-là latente, de fuite de l’opprobre, terme générique qui définissait sa vie, son quotidien. Alger, le grand mirage, tout près, constitue sa première et dernière étape vers l’exil. Ce fut sa manière d’exprimer son refus d’un monde sans concession, impitoyable où jamais il n’eut un instant bien à lui à l’abri des cancans et du regard froid, métallique, mortifère des autres. Alger avec ses chantiers où officient mecs et macs, machos et pédophiles qui se meuvent dans un monde underground avec ses lois, ses rites, ses rapports de force. Alger, gigantesque poudrière qui étalait déjà les prémices de ce qui sera pour les siècles, des siècles la décennie obscure, de cendres et de feu, de sang et de morts. Et puis, le retour à chaque fois qu’il le peut vers la vallée de la Soummam, ses racines (?). Les risques liés à la route, aux faux barrages, il s’en soucie comme de sa première chemise, caressant même parfois le secret espoir de se faire prendre et d’en finir une fois pour toutes ! L’appel du bled, tamourth, comme l’appel du Wild, irrésistible, lancinant, rédempteur ! Et pendant un temps, de chantiers en cafés, de périodes actives et lucratives aux pauses marquées par le spleen et le sentiment d’être inutile, la vie de B. K. est rythmée par l’amertume d’une quotidien morose, plat et la conduite «immorale» de sa génétrice de mère. Il grandi et mûri trop vite, affichant un sérieux et une gravité pas courante pour sa tranche d’âge. Infinie, cette période d’avant l’irréparable, il l’a vécue au pas de charge.« Je n’ai pas sombré dans l’alcool ou la drogue», avoue-t-il amer avant d’ajouter «J’aurai tout raté». Avant la funeste journée du 15 juin de l’année 1992, jamais l’idée de passer à l’acte, d’effacer par le fer ou le feu vingt-cinq ans de «trahison» ne lui a traversé l’esprit, pas même de façon fugitive. C’est ce qu’il affirme avec force, soulignant par là même un pacifisme primaire qui le rendait incapable du moindre geste violent. De là, à imaginer qu’il a prémédité son acte, il fallait vraiment lui en vouloir à mort. «Certains l’ont dit», sussure-t-il amer.Le 15 juin 1992, entre 6h30 et 7h00, B. K., plonge dans un trou noir, c’est ainsi qu’il décrit a posteriori son état, s’empare mécaniquement d’un couteau qu’il plante dans le corps fané à force d’être sollicité, de sa mère qui s’affaisse rendant l’âme peu après. Ce n’est qu’en ce moment, à la vue du corps affalé, sans vie et de l’énorme tache de sang que B. K. mesure toute l’étendue de son geste. Et c’est d’un pas d’automate qu’il se dirige vers la brigade de gendarmerie pour se constituer prisonnier.Voilà, comment en quelques minutes, le destin d’un homme a basculé ! D’abord dans l’horreur puis dans une réclusion forcée, loin des hommes, de la société et de ses règles qu’il a transgressées. Condamné une première fois à 20 ans ferme le 16 décembre 1992, sa peine a été réduite à 15 ans suite au pourvoi en cassation par lui introduit. Maigre consolation ! B. K. dit avoir bénéficié de larges circonstances atténuantes puisque plusieurs témoins à décharge ont plaidé sa cause. Incarcéré sitôt la sentence connue, B. K. a purgé sa peine dans dix maisons d’arrêts différentes au nombre desquelles figurent les sinistres Tazoult et Berrouaghia que pas un ex-prisonnier n’évoque sans frissons. Philosophe, il dira : «Toutes les centrales se ressemblent et le régime carcéral, un univers de hogra avec cependant une amélioration sensible depuis 1999».Pour avoir passé plusieurs années (cinq en tout) en cellule individuelle, B. K., s’est mûré dans un long silence ponctué de phases méditatives. Pour meubler son temps, la seule chose dont il disposait à volonté, il s’est beaucoup adonné à la lecture, a fait un stage en maçonnerie sanctionné par un diplôme et s’initia à l’informatique. Peu de choses pour une si longue durée. Ou beaucoup de choses pour quelqu’un qui n’a pas fait auparavant du savoir un centre d’intérêt. Les années défilèrent ainsi au pas de l’oie, au rythme des libérations, celles des autres. Visiblement las d’égréner ainsi sa vie carcérale, de se dénuder pour se débarrasser des oripeaux d’un passé, au goût amer, à l’ombre, S. K. dit avoir bénéficié de 29 mois de grâce. Il avoue avoir tant redouté ce jour et sa réadmission dans le monde des humains. C’est sans le sou, pas du tout rassuré, par un petit matin frisquet qu’il a quitté la maison d’arrêt d’El Bouni, perdu dans un environnement qui a cessé d’être le sien. Et c’est bien naturellement qu’il a rejoint le bercail, le lieu même où il a signé sa déchéance, sa descente aux enfers. Le choc généré par les nombreux changements survenus depuis qu’un jour la main lourde de la justice l’a happé, il n’arrive pas à les amortir.Non pas qu’il soit en manque de repères, il n’en a jamais eus mais comme il le dit si bien «ça me fait tout drôle de voir les étals, au milieu de tant de gens». Les siens ou ce qui en reste lui ont réservé un accueil à la limite du mitigé, se disant sûrement en aparté qu’ils se seraient bien passés d’une charge pas trop encombrante et qui de surcroît ravive des souvenirs bien tristes. Si certains lui manifestent une certaine sympathie, de manière plutôt erratique, qui s’apparente tout compte fait à une forme de paternalisme, à de la pitié condescendante, ce n’est sûrement pas par altruisme. Il s’agit plutôt de s’attirer ses bonnes grâces car pour ces gens, il est et demeure ce parricide qui est revenu d’entre les morts. Et avec un criminel, on ne sait jamais. Qui a tué tuera ! B. K., n’est pas dupe. Dans son propos, les mots de remords, de contrition sont étrangement absents. Un peu comme si une amnésie sélective l’a frappé de plein fouet. Plutôt que de focaliser son énergie mnémonique sur un événement, malheureux, il faut en convenir, B. K., se soucie beaucoup plus de sa réinsertion avec des questions existentielles bien précises. C’est ainsi qu’il s’interroge sur son état mental. «J’ai comme la vague impression de n’avoir pas toute ma tête». Pour ne rien arranger, les rhumatismes contractés dans des cellules glaciales et humides, lui font endurer le martyre. «Existe-t-il un organisme pouvant m’accompagner dans cette période post-prison ?» En un mot, y a-t-il un suivi psychologique pour ceux atteints de déficiences ou plus prosaïquement ceux pour qui trop de liberté tue la liberté ? En fait, cela se passe comme si le cordon ombilical qui les reliait à un milieu social peu permissif et peu enclin au pardon a été définitivement rompu. Une première fois. Puis une seconde à la fin de leur séjour carcéral. Pour la plupart, il ne reste que l’alternative d’un «monde parallèle» ! B. K., dans un dernière confession avoue que beaucoup de détenus, ceux purgeant de longues peines, si toutefois on leur offrait la possibilité, passeraient volontiers le restant de leur séjour terrestre à l’ombre. Ite, missa est !

Mustapha R.

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