L’accouchement tragique de Sabrina

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Gisant sur le carrelage de la chambre à coucher, Sabrina souffre effroyablement de douleurs abdominales. Ses cris se font de plus en plus stridents et percent les murs pour parvenir aux oreilles des membres de sa famille. Affolés, ils accourent vers elle à grandes enjambées. Là, les regards se croisent et une décision muette, mais néanmoins unanime est prise instantanément : il faut l’évacuer d’urgence vers l’hôpital. Une perte de temps pourrait lui coûter la vie. Elle est à son septième mois de grossesse, donc pas question de tergiverser. Le moteur du véhicule familial ronronne dehors. Aidée par sa belle-mère, elle se remet sur ses pieds qui se dérobent parfois sous elle, mais réussit tant bien que mal à faire les quelques mètres qui la séparent du véhicule à bord duquel elle prend place. Feux de détresse actionnées, la voiture démarre en trombe. Pour aller du domicile familial à l’hôpital, il faut un peu plus d’une demi-heure. Le beau-frère de Sabrina, lui, a mis quelques minutes seulement. Et quand il arrive, il ne sait toujours pas que le destin des deux bébés est a moitié scellé. Sabrina porte à vrai dire des jumeaux, deux beaux garçons, une réalité qui a échappé au gynécologue qui suivait sa grossesse.

13 mars 2009. Il est 18h. Roulant à vive allure, le beau-frère de la patiente amorce la dernière manœuvre et immobilise le véhicule familial devant le portail du service des urgences de l’hôpital de la ville de Sidi Aich. Le ronronnement du moteur et le claquement des portières de la voiture font tourner la tête du préposé à la garde. Une urgence ! Sabrina flanquée de ses accompagnateurs franchit à pas lents la porte du service des urgences. Affalée sur la table des consultations, elle attend, les mains crispées sur son ventre, une posture d’une maman qui protège son bébé, l’apparition du médecin de garde. Celui-ci ne va pas tarder à se manifester à son chevet. “Bonsoir madame, salue-t-il Sabrina. Comment vous sentez-vous ?” “J’ai très mal au ventre et je crains qu’il arrive malheur à mon bébé”, répond-elle. Le médecin de garde ausculte Sabrina et la rassure : “Ne vous inquiétez pas, vous n’avez absolument rien à craindre, mais on va quand même vous garder ce soir à l’hôpital pour observation le temps d’effectuer quelques analyses et vous allez au plus tard quitter ce lit demain matin.”

La famille de Sabrina, tranquillisée par les déclarations du médecin, décide de rebrousser chemin et de rentrer à la maison, croyant naïvement que la patiente est désormais entre de bonnes mains. La famille de Sabrina habite à Sidi Ayad, une bourgade distante d’une dizaine de kilomètres de la ville de Sidi Aïch. Est-ce la fin du cauchemar ? Dans son lit d’hôpital, Sabrina tente d’y croire en dépit de la douleur qui lui ronge les entrailles. “Ce qui importe le plus, se dit-elle, c’est l’état de santé de mon bébé.” “Le médecin était catégorique, tente-t-elle de dissiper les derniers soupçons qui la tourmentent, il est en bonne santé et hors du danger”. Un ouf ! Elle sombre alors dans un sommeil profond. Le lendemain, 14 mars 2009, Sabrina est complètement hors d’elle ! Un réveil inattendu ! Son état s’est aggravé au point de ne pouvoir soulever la couverture dans laquelle elle reste emmitouflée malgré elle. Demeurant couchée en chien de fusil, elle hurle de douleurs ! Médecins, infirmiers et sages-femmes accourent à son chevet. Tout ce beau monde autour de Sabrina se gratte la tête : que faire ? En attendant de prendre une décision, la chambre de la patiente ressemble en toute pièce à un véritable champ de manœuvre de commandos. Le service de gynécologie sans gynécologues de l’hôpital de Sidi Aïch est en alerte maximum, il doit tenter quelque chose. Faire accoucher Sabrina ? L’idée creuse son chemin dans les têtes du personnel du service ! Avant d’agir, il faut au minimum, tranche-t-on pêle-mêle, jeter un coup d’œil et feuilleter le dossier médical de la patiente.

Grave négligeance ou grave faux diagnostic ?

Quoi ? Son médecin traitant, un gynécologue exerçant dans un cabinet privé à la ville de Sidi Aich, ne mentionne aucune anomalie. Une grossesse somme toute normale. Sabrina s’est rendue chez son gynécologue à deux reprises pour consultations suivies de deux échographies. Le gynécologue dans le carnet de santé de Sabrina est catégorique : « vous aurez un garçon », avant de la rassurer « Il se porte bien et sa taille est normale ». Deux échographies, l’une en date 18 octobre 2008, l’autre le 17 février 2009 ne mentionnent aucune anomalie. Entre les deux rendez-vous chez le gynécologue, Sabrina a été hospitalisée à l’hôpital de Sidi Aich. Un séjour qui aura duré quatre jours. Là aussi, des prises de sang et une échographie ont été effectuées. Telles sont les données qu’offre le dossier médical de Sabrina au personnel du service de gynécologie. Le personnel médical se passe le dossier de Sabrina. D’aucuns tergiversent sur la décision à prendre.

Sabrina, quant à elle, lutte toujours contre la douleur. On convient enfin à un consensus. Et la décision est prise : faire accoucher Sabrina. Advienne que pourra ! Aucune autre échographie n’a été effectuée, question de mesurer le risque qu’encourt la patiente avant de passer à l’acte, la faire accoucher sans mettre sa vie et celle de son bébé en danger !

Il est 13h10. L’équipe du service de gynécologie de l’hôpital de Sidi Aich se prépare à faire accoucher Sabrina en tenant seulement compte des échographies du médecin traitant.

Quelques minutes seulement, le premier bébé est né et ne présente aucune malformation. Il est immédiatement placé en couveuse. Le bébé est avant tout un prématuré, il est né au septième mois, donc il faut agir prudemment. Sabrina suit d’un œil cerné de bleus la sage-femme éloignant son bébé d’elle. Le temps s’écoule et Sabrina croule, car elle souffre toujours de douleurs atroces. Quand les sages-femmes reviennent vers elle pour nettoyer les résidus de l’accouchement, elles remarquent que le ventre de Sabrina demeure toujours gonflé.

Des résidus ? Elles essayent avec des techniques qui sont les leurs de les extraire. Au bout d’un moment, elles reviennent à l’évidence ! “Etes-vous certaine que vous ne portez qu’un seul bébé ? Interroge l’une d’elles”.

“Au niveau de quel cabinet avez-vous effectué ces échographies ?” Et du coup le doute s’installe ! Le service de gynécologie procède à des vérifications en faisant une échographie à Sabrina. Surprise ! Elle a un deuxième bébé dans le ventre ! Agitations et branle-bas de combat au service. Dans le ventre de Sabrina, le bébé se bat pour survivre. Les sages-femmes l’auraient étouffé pendant qu’essayaient d’extraire les résidus du premier accouchement ! Un autre service est mis immédiatement à contribution. Les chirurgiens sont appelés à intervenir. Pour l’extraction du deuxième bébé, Sabrina doit subir une césarienne. Les quelques mètres qui séparent les deux services seront vécus par Sabrina comme une véritable traversée du désert, une descente vertigineuse aux enfers où les bistouris vont la saigner davantage !

Le transfert de Sabrina vers le bloc opératoire se fera au pas de course. Une fois sur les lieux, le drame survient ! Le deuxième bébé quitte sans intervention des chirurgiens le ventre de Sabrina. Un mort né ! Sabrina s’effondre. Son beau-frère se précipite sur le téléphone. A l’autre bout du fil, Zahir l’époux de Sabrina décroche. Allô qui est à l’appareil ? “C’est moi ton frère. Ecoute moi Zahir, j’ai une mauvaise nouvelle à t’annoncer, mais garde ton sang froid”. “Parle je t’écoute, qu’est-ce qui se passe ?” “Et bien ta femme vient d’accoucher. Elle a eu deux bébés et non un comme on le croyait. Malheureusement le deuxième est un mort né”. Zahir, haletant, sollicite ses supérieurs : “je dois rentrer chez moi. Ma femme vient d’accoucher et il faut que je me rende à son chevet”. Zahir.B travaille au sud comme cadre de la Sonatrach. Il débarque le lendemain en catastrophe à l’hôpital de Sidi Aich pour assister psychologiquement sa femme. La malheureuse tombe en sanglots dans ses bras. Difficile pour elle de surmonter un tel choc psychoaffectif. Son cas s’aggrave davantage après la mort du premier né. Une mort qui interviendra quatre jours plus tard.

Sous l’emprise de la colère, il décide de se présenter au cabinet du gynécologue qui assurait le suivi de son épouse le 4 avril 2009. Là, ce dernier lui avoue et reconnaît ses erreurs. « Il s’agit bien d’une erreur de ma part », lui avoue-t-il. Pour Zahir, il s’agit au contraire bel et bien d’une « négligence » avérée. Donc, estime-t-il, « il doit assumer ses actes ». Comment après deux échographies n’a-t-il pas pu diagnostiquer une grossesse gémellaire ? Le pourquoi, le comment lui taraudent l’esprit.

Aujourd’hui Sabrina bascule dans la spirale autodestructrice de la semi-folie. Elle suit une thérapie chez un psychiatre pour effacer de sa mémoire ce douloureux événement et quitter la zone de turbulences. Tous les soirs, elle se réveille en sursaut en déployant ses mains comme un oiseau qui essaie de mettre sous ses ailes ses petits. Sabrina cherche à tâtons ses petits, mais ne trouve rien. « Ils les ont tués » déclare, la gorge nouée, son mari. La bataille judiciaire qu’il compte mener prochainement mettra à coup sûr toute la lumière sur cet “infanticide”.

Pour lui il est temps que d’autres mamans ne soient pas victimes de ce genre d’erreurs.

Il veut, pour résumer, les « épargner » de la bêtise, de l’incompétence et de la négligence. Il faut dire que ce cas n’est pas une exception, mais bien au contraire il vient s’ajouter à la liste noire des ratages et autres défaillances qui ne cessent d’éclabousser le secteur de la santé dans la wilaya de Béjaïa. L’on se souviendra à jamais de l’agonie absurde d’Azzedine Bouttache, du transfert de malades d’une structure publique vers une autre privée à des fins mercantilistes. Et malheureusement au hit-parade des scandales en cascade, le secteur de la santé s’adjuge la première place.

Dalil Saiche

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