Cité déchue

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On la nomme et on en rappelle les vertus thermales d’une façon velléitaire à intervalles très espacés. Lieu-dit dont on ne parle souvent qu’à l’imparfait, ce canton garde des distances respectables du chef-lieu de sa commune, El Hachimia. Seuls les cataclysmes et les coups tordus du sort rappellent la bourgade de Hammam Ksenna au souvenir des édiles bien pensants ou des ronds-de-cuir bien calfeutrés dans leurs bureaux.Au sud-est de la ville de Bouira, à 36 km exactement, se trouve une source thermale connue depuis la haute Antiquité. Les Imazighènes, les Romains, les Byzantins, les princes Hammadites et les anciens Alsaciens vignerons à Bordj Menaïl, tout ce beau monde a aspergé son corps, un jour ou l’autre, de cette eau bénite des thermes de Ksenna sortie des entrailles des falaises sauvages des Bibans.Située à la limite exacte de la kabylophonie, la contrée de Hammam Ksenna voit se rencontrer les langues et les ruisseaux, les sédentaires et les semi-nomades, et enfin, la richesse du sol et la misère endémique de ses enfants.Sa source puissante et sauvage perchée à 700m d’altitude fut captée par les colons de l’ex-territoire d’Aumale après avoir pris connaissance des vertus indéniables de ses eaux sulfureuses. Un tunnel géant fut percé perpendiculairement à la falaise dominant la rive de Guebr el Djahel pour s’assurer le maximum de captage d’eau. Ensuite, des conduites descendantes sont posées pour acheminer l’eau à 100m plus bas vers des bassins de réception ; une conduite spéciale alimente en eau chaude la maison forestière. La température passe de quelque soixante-dix degrés au point d’émergence de la source à environ soixante degrés à l’arrivée aux bassins.Sans infrastructures connexes propres à ce genre d’activité, les thermes de Hammam Ksenna ont toujours attiré les foules de baigneurs venues des différentes wilayas limitrophes. Sans prise en charge particulière ni publicité tapageuse, le “label” Ksenna a pu s’imposer sur plusieurs lieues à la ronde. De Boumerdès, Alger, Tizi Ouzou, M’sila, des visiteurs affluaient vers cette source lovée dans un massif forestier, l’un des plus luxuriants de la wilaya de Bouira. Une rente substantielle se dégageait, bon an mal an, pour le commerce informel, les transporteurs et l’ensemble des acteurs ayant une relation avec l’activité thermale. On peut dire que tout le monde avait trouvé son compte jusqu’au début des années 1990, malgré le caractère artisanal de l’activité. A partir de cette date, les malédictions succédant aux autres catastrophes, Hammam Ksenna plongea dans un horrible anonymat ; pis, il finit par symboliser le purgatoire vécu par toute la région pendant presque une décennie.L’année 1994 vit le début de la subversion terroriste. Les phalanges de la mort commençaient à s’installer à Oued Boumlih, Laounés, Izebjène et Hadjret el Harraba. Il n’y eut pas d’action d’éclat tout de suite. Il fallait d’abord installer l’intendance et la logistique de guerre tout en commençant à rançonner les pauvres populations. La même année, au début du mois de septembre, des inondations d’une rare violence emportèrent masures et bétail. Les petites loges qu’un particulier louait aux visiteurs venant de loin ont été rasées en un clin d’oeil. Ammi Saïd se souvient encore de ces deux baigneurs originaires de Ain Bessem surpris par les flots à l’intérieur des paisibles bassins de cure et éjectés par les fenêtres des chambres chaudes. On retrouvera plus tard leurs cadavres aux environs du pont de Oued Zaïane, près de Bechloul. Tous les éléments d’infortune se liguèrent pour faire de Hammam Ksenna une cité déchue à l’image de beaucoup d’autres bourgades à travers l’Algérie.Les années qui suivirent n’ont fait que confirmer et aggraver cette triste réalité : la machine de guerre mise en branle par la horde des “fous de Dieu” atteignit son pinacle entre 1995 et 1997, période pendant laquelle des civils, des militaires et des patriotes étaient mis à mort sans état d’âme. Le village d’El Hammam fut déserté par les siens, qui pour rejoindre le chef-lieu de commune d’El Hachimia, qui pour aller vers des cieux plus cléments de Bouira ou d’Alger. Le vide qui prit place dans le hameau n’est partiellement comblé que par la présence des soldats de l’ANP et des éléments de la Garde communale.La “reconquête” de Hammam Ksenna n’est toujours pas totalement réalisée malgré la sécurité qui y règne depuis pratiquement 1999 : le retour des populations n’est que partiel et la source thermale est toujours à l’état demi-sauvage. Aucun projet sérieux pour son exploitation n’a vu le jour. Il reste à fonder ses espoirs sur le dernier projet entamé il y a environ une année pour réaliser un complexe touristique, mais les populations ne comprennent pas les raisons qui sont à l’origine de l’arrêt des travaux depuis des mois.En attendant, la bourgade de Hammam Ksenna présente un panorama de ruines, de misère et de déréliction humaine. Les maisons abandonnées le long de l’Oued el Hammam ont subi le sort naturel des “biens vacants”. Le chômage bat son plein ; les jeunes ne voient rien se profiler à l’horizon. Ammi Saïd est convaincu que “lorsque Dieu veut châtier une population, il peut le faire de diverses façons ; le sort de Hammam Ksenna n’est peut-être pas le plus détestable.” Il est vrai que la fatalité, la résignation, le froid et la défiance ont élu domicile dans les coeurs mille fois ulcérés des habitants d’El Hammam.

Amar Naït Messaoud

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