«La chanson est une histoire d’héritage»

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Nacer Hellai est un auteur-compositeur, musicien et chanteur, dont la longue carrière et le génie prolifique lui ont valu un riche répertoire et ont contribué grandement à l’émergence et à la réussite de nombreux chanteurs, dont la célèbre Zohra Mamma (Zohra Ouguemoune), Ouardia Aissaoui, Taoues et bien d’autres. Dans cet entretien, il parle de son enfance bercée par les chansons et la poésie et de son parcours artistique.

La Dépêche de Kabylie : Comment êtes-vous venu au monde de l’art, de la poésie et de la chanson ?

Nacer Hellai : Pour moi, la musique est une histoire de famille et d’héritage. La chanson aussi. Mon grand-père, Said Ou Mouh l’Hadj Ramdhane, était un artiste connu dans notre région, Tirmitine. Ma grand-mère et ma mère étaient aussi des poétesses à leurs heures perdues. Elles fredonnaient et récitaient des airs et des poèmes, tout en exécutant les tâches ménagères ou les travaux des champs. Cela a eu un effet certain sur mon avenir artistique. C’est dans ce climat de chanson et de poésie que j’ai grandi. Ces souvenirs m’ont bercé agréablement et les réminiscences émanant de cette tranche de ma vie sont jusqu’à présent en moi. C’est vers l’âge de 10 ans que j’ai confectionné ma première guitare à l’aide d’une planche et d’un bidon d’huile, dont j’ai commencé à gratter les cordes. Ensuite, je me suis perfectionné à Draâ Ben Khedda, notamment au CEM Raih et Haddad. Avec un groupe de copains, nous répétions les tubes des chanteurs kabyles célèbres de l’époque : Slimane Azem, Cheikh El Hasnaoui, Aït Menguellat, Chérif Kheddam… On aimait aussi jouer le chaâbi, notamment Dahmane El Harrachi, auquel je vouais une admiration particulière. Nous avons été initiés tôt à la diversité des styles, folklore, chaâbi, hawzi et malouf, notamment. On doit cela à notre professeur de musique, feu Ali Tiar. Il nous a beaucoup aidés à nous perfectionner. Ensuite, j’ai fréquenté une panoplie d’artistes kabyles, à l’instar de Taleb Tahar, Hocine Azar, Mouloud Ouadehi, qui s’étaient distingués sur la scène artistique et avec lesquels j’ai progressé davantage. Après mon service national, que j’ai terminé en 1982, nous avons continué avec l’animation des fêtes dans les villages jusqu’en février 1983, époque où j’ai enregistré mon premier album.

Qu’en est-il de vos albums et de votre parcours personnel ?

J’ai à mon actif sept albums, dont le premier, «El maktoub», a été enregistré en 1983 chez les éditions Ithrane de Tizi-Ouzou. Il contient 8 chansons. Le deuxième, «Thedjidhiyid dhelofan», composé de 6 chansons, est sorti en 1985 chez CADIC. Le troisième, «Amoukhelkhal», contenant également 6 chansons, était en duo avec Malika Yami, qui a chanté après avec Matoub Lounès. Dans le quatrième album, «Ilouled saad arghori», figuraient 7 chansons et dans le cinquième, «Achou dyougran dhilamar», 7 chansons. Les trois derniers ont été enregistrés chez Massinissa Music. Quant au sixième, «A louali», il contient 6 chansons. Le septième et dernier, «Houbed ayadho», est sorti en 1990 chez Ifri Music d’Akbou. J’ai aussi participé à un immense gala avec de grands chanteurs à la salle El Mougar d’Alger et à plusieurs autres à travers les salles de la wilaya de Tizi-Ouzou. J’ai également à mon actif plusieurs passages à l’émission «Thimilith Doufenane» de la Chaîne II, une apparition à l’émission «Kora Plus» et une participation, avec une chanson hommage, dans un documentaire consacré à la regrettée Mamma Zohra. Par ailleurs, j’ai été membre de jury à la Chaîne II et au 2e Festival de la chanson amazighe.

Comment avez-vous rencontré la défunte chanteuse adulée Zohra ?

J’ai rencontré la regrettée Zohra à l’époque au studio Yogouthtène, où elle enregistrait sa première cassette. Elle était en compagnie de son soliste, qui était feu Kheloui Lounès. Depuis, une grande amitié est née entre nous. Elle est devenue très proche de moi et de ma famille. Elle aimait beaucoup ma mère, que Dieu ait son âme, avec laquelle elle passait de longs moments à discuter. Je lui ai composé quatre albums, «Anda Igharak» en 1984, «Thanghath Elghiva» en 1985 et «Kfan Oussan». Le dernier a été édité après sa mort, en 1997.

Vous avez aussi composé pour d’autres chanteurs…

Oui. J’ai composé deux albums pour Taoues, «Yarkev dhilvavor» et «Sin irgazen iyoughagh», entre 1995 et 1997. Pour l’histoire, c’est moi qui lui ai donné le nom d’artiste Taoues car en, vérité, elle s’appelait Djamila. Je suis aussi l’auteur de deux albums, en 1996 et 1997, de Celina, «El kass» et «Ariyid esssoth», d’un album de Rosa, en 2000 «Oul yentar», d’un autre d’Ouerdia Aissaoui, en 2001, «Ayaghriv» et d’albums de Lydia, en 2001, «Yezguer levhar», de Sara, en 2000, «Hagui Oussou», de Drifa, qui est aussi actrice de cinéma, en 1995, «Aouid afoussk» et enfin l’auteur de deux albums de Mustapha Ketteb, en 2012, «Magoulgham» et «Choum lehvak».

Avec cette longue expérience que vous avez dans la chanson, quel regard portez-vous sur la chanson kabyle actuelle ?

Je crois que la chanson kabyle actuelle est victime d’une sorte d’aliénation, en ce sens où elle s’éloigne de son essence originelle et originale. On assiste à la disparition rapide de la chanson à texte, au profit de la modernisation instrumentale. Avant, on chantait ce qu’on ressentait profondément. L’émanation de nos peines, le bonheur, le déchirement…tout était réel. Cela veut dire que les chansons étaient l’authentique interprétation des sentiments de l’artiste. Elles reflétaient les thèmes réellement vécus, comme l’exil, la misère, la faim, l’amour, etc. Il n’y avait rien d’esthétique. Certes, on remarque qu’il y a toujours des artistes qui accordent la priorité au texte, mais le non-stop a envahi l’univers de la chanson kabyle. Je ne suis pas contre ce style, qui ne marche que pendant les périodes de fête, c’est-à-dire en été, mais les artistes qui en raffolent doivent reprendre les anciennes chansons, œuvres d’illustres artistes, dans le respect de l’auteur et du compositeur. Dans certains cas, malheureusement, c’est de la défiguration, un massacre !

Avez-vous des chansons inédites ?

Oui, je dispose d’un nombre très important de chansons. J’ai même composé, en plus du kabyle, en arabe et en français, mais j’hésite à les enregistrer et à les mettre sur le marché.

Pour quelles raisons ?

La raison principale est le dictat des éditeurs, qui font dans la partialité et le favoritisme et n’agissent pas selon les règles de la compétence et du talent. Comme dans tous les volets de la gestion en Algérie, il est rare de tomber sur des gens honnêtes guidés par le souci de bien faire, au lieu des considérations pécuniaires. Sincèrement, il est très difficile pour un artiste honnête de s’en sortir dans les conditions actuelles. Enfin, je souhaite rendre un grand hommage au poète, militant et chanteur engagé Lounès Matoub pour tout ce qu’il a donné à la chanson kabyle et pour sa contribution effective dans l’avancée des causes justes dans notre pays. J’ai eu l’occasion de le connaître, en France, et j’en garde des souvenirs impérissables.

Entretien réalisé par Rabah A.

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