Entre rituel, folklore et réalité

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évidemment, lorsqu’on cloitre Yennayer dans des espaces clos, on le folklorise, on l’isole de ses racines et on en fait un produit de consommation politicienne dans le meilleur des cas et/ou ‘’identitariste’’ dans le pire.

Par S. Ait Hamouda

On se souvient, dans notre enfance, de la célébration de cette fête, sans tambour ni trompette, dans la convivialité familiale. On nous distribuait des friandises, des bonbons de toutes sortes, des noix, noisettes, cacahuètes, amandes, dattes figues et chocolat. On mangeait le couscous aux sept légumes, au poulet et à la viande séchée. C’était, en un mot, une célébration du nouvel an amazigh dans l’intimité. Mais ce n’était pas que cela célébrer Yennayer, loin s’en faut. Selon Mme Malha Benbrahim, historienne spécialiste de l’oralité à l’université de Tizi-Ouzou, les trois pierres du foyer, creusé dans un coin de la maison traditionnelle pour la préparation des repas, sont remplacées par d’autres neuves. La maison est repeinte à la chaux (tumlilit) et le sol en terre battue nettoyé avec un ballai fait de branches de lavande sauvage (Amezzir) qui dégage une odeur agréable et parfume la maison. Des céréales sont versées entre les jarres (Ikouffane) pour signifier et augurer l’abondance. Aujourd’hui, ce rituel n’existe pratiquement plus, la maison traditionnelle ayant presque disparu ou étant abandonnée. Seules quelques vieilles dames continuent à perpétuer une tradition à laquelle les jeunes femmes accordent peu d’importance, relève cette universitaire. Le soir de Yennayer, la famille se réunit autour du plat et des cuillères sont disposées pour les personnes absentes (les enfants vivant à l’étranger ou les filles mariées), mais ce geste tend lui aussi à disparaître.

Par ailleurs peu de familles continuent à préparer le Sfendj (beignets) ou Lemsemen (pâte feuilletée traditionnelle) le matin de Yennayer. Ces mets à base de pâte levée étaient préparés pour souhaiter une année généreuse. Des rites qui rappellent le lien entre l’homme et la nature. «Les rites qui entourent cette fête se croisent avec la dimension agricole au vue de la sacralité de la terre pour l’homme», estime M. Saïd Bouterfa. Selon cet universitaire, «la symbolique de Yennayer est un sujet très vaste du fait qu’elle était présente dans les sociétés primitives (…) Tous les rites pratiqués dans les différentes régions du pays renvoient à des croyances anciennes ayant pour objectif de se prémunir contre les menaces de la nature, comme la sécheresse, les épidémies et la famine, par la présentation d’offrandes à la terre à travers notamment le sacrifice du coq, servant à préparer le repas de Yennayer», souligne-t-il. Alors que l’anthropologue Nedjma Plantade précise dans une étude que «Le calendrier berbère est un calendrier agraire !». «Cette assertion, qui se réfère implicitement au calendrier julien et fait l’unanimité dans tous les travaux sur le sujet (Doutté Genevois, Servier, Drouin), n’a pourtant pas le caractère d’évidence qu’elle veut bien nous montrer. Sommes-nous réellement en présence d’un calendrier agraire issu de la révolution agricole du néolithique ou de ce qui est devenu une simple convention de langage ? Un bref rappel historique permettra de voir que ce calendrier julien n’avait pas, au départ, le caractère agraire que lui prêtent les études contemporaines et qu’il n’a acquis cette qualité en Afrique du Nord qu’après avoir fait l’objet d’adaptations au cours du Moyen-âge. Nnayer, terme employé dans toutes les régions du nord de l’Afrique, depuis les côtes méditerranéennes jusqu’au Sahel, désigne bien le premier jour du premier mois de l’année (ixf useggas, aqerru useggas, tawwurt useggas, amenzu useggas) et correspond au mois de Ianiarius du calendrier dit « julien ». Ce mois est le premier des douze de ce calendrier, créé par l’astronome alexandrin Sosigène, officialisé à Rome par Jules César en l’an 45 avant Jésus-Christ et imposé par son neveu Octave, dit « Auguste », dans tout l’empire romain. Calendrier solaire, il se décompose en 12 mois totalisant 365,25 jours. Présent en Afrique du Nord dès la réorganisation de la province africaine et la création du royaume de Juba II par Auguste, ce calendrier est bien attesté dans le monde urbain par l’archéologie, jusqu’à l’effondrement de l’empire en 439. Sa trace se perd avec la fin des cités latinisées à partir du VIIIe siècle mais, paradoxalement, réapparait dans le royaume d’Andalus en la ville de Cordoue, dans les milieux scientifiques. C’est là qu’il est largement remanié par de nombreux agronomes et astronomes de l’Andalousie médiévale musulmane, au premier rang desquels Ibn al Awwâm dans son Livre de l’agriculture rédigé en 1175. Ces auteurs andalous utilisent en effet ce calendrier auquel ils ajoutent d’autres computs et traditions agraires (nabatéenne, syriaque, perse) et ce faisant, adaptent les noms des mois latins : ainsi, Ianiarius devient Yennayer, Aprilis, Abril, December, Dujamber, etc. Ces travaux médiévaux d’Andalousie sont par la suite diffusés à travers toute l’Afrique du Nord par l’intermédiaire d’ouvrages de vulgarisation rédigés par des Nord-africains, notamment Abu Miqra (XIVe siècle), puis surtout As Susi (XVIIe siècle). Il est frappant de constater qu’au début du XXe siècle, l’utilisation de l’ouvrage d’As Susi pour déterminer la date du premier jour du premier mois de l’année (Yennayer) selon le calendrier julien ait été relevée aussi bien en Mauritanie qu’en Kabylie et en Tunisie ; les clercs des zones rurales du nord comme du sud utilisent des carnets sur lesquels les mois de la liturgie musulmane trouvent leurs correspondants juliens. Les périodes des grands froids (lyali), des grandes chaleurs (smayem) et des pluies d’avril (Nisan) connues partout en Afrique du Nord sont des termes syriaques contenus dans ces travaux et proviennent directement de leur diffusion». Toujours de l’avis de l’universitaire, «à l’origine, le calendrier julien était donc un calendrier scientifique qui n’était pas une création des paysans romains ni africains mais l’œuvre de savants égyptiens et grecs (astronomes, mathématiciens). Un calendrier agraire au sens strict est un calendrier qui se préoccupe d’exposer les pratiques à respecter pour obtenir les récoltes optimales en indiquant avec précision le moment où l’on doit planter, semer, traiter, greffer, récolter, ce qui n’était pas le souci de Jules César. Le but de celui-ci était d’obtenir un comput qui soit le reflet exact de l’année tropique (temps mis par la terre pour effectuer sa révolution complète autour du soleil) afin de donner une stabilité et une régularité aux actes officiels et religieux, ce qui, jusque-là constituait un véritable casse-tête. Bien avant l’instauration de ce calendrier, les Romains débutaient leur année (très imparfaite d’ailleurs) en mars. Ainsi, en Afrique du Nord, ce calendrier n’a acquis son caractère « agraire » qu’après le travail d’un autre type de savants, celui des agronomes andalous. Jusque-là les paysans s’inspiraient de leur expérience et de leurs traditions propres (récits, croyances) pour obtenir de bonnes récoltes. Avant de s’appeler « Yennayer », cette fête portait sans doute un autre nom et devait marquer, non le début de l’année, mais le solstice d’hiver, moment où le soleil reprenait sa course ascendante, amenant le retour de la lumière. C’est le même phénomène qui s’est produit en Europe où l’ancienne fête du solstice d’hiver (par exemple la fête de Yule dans les langues germaniques) est devenue le Noël des Chrétiens.» Le rituel prévoyait : le nettoyage et blanchiment de la maison, le renouvellement des ustensiles usagés, le jeûne de vingt et un jours par les femmes âgées (Kabylie), la réfection du foyer et changement des trois pierres, le sacrifice d’un coq (ayazid), poule, chevreau (aqelwach), lapin, le dépôt de grains de blé ou d’orge dans le moulin domestique, le foyer, l’ensouple inférieure du métier à tisser, la poutre maîtresse, la première coupe de cheveux du garçon, le tapissage du sol, de la cour, de la litière des bêtes avec des plantes vertes et la prophylaxie corporelle par la coloration des sourcils avec la sève brûlée du genêt (Timmi s imetti uzezzu akken ad ssihent wallen). Les interdits étaient fort nombreux, produits d’une superstition contraignante, tels que moudre et balayer, le henné le port d’habits neufs, de parler la veille du passage à la nouvelle année, etc. Le choix du sacrifice du coq appelle aussi quelques commentaires. D’après H. Genevois, quelques villages de Maatkas, des At Abbas ou Taguemount Azouz n’immolent pas de coq pour Yennayer car, disent-ils, «c’est une pratique propre aux Arabes». En réalité le coq revêt sans doute un caractère sacré : dans les campagnes, il est « le génie » du temps liturgique puisqu’il peut faire l’appel à la prière et indiquer le moment de la rupture du jeûne du ramadhan « idden uyaziḍ ! », dit-on dans les campagnes. Ce coq domestique serait lui-même un des messagers du Roi des coqs qui informerait tous les coqs du moment du retour du jour. Le géographe du Moyen-âge, Al Bakri, dans sa Description de l’Afrique septentrionale, affirme que les Berghawata utilisaient le cri du coq pour calculer le temps. D’autre part, il faut rappeler que le coq est l’animal du sacrifice de l’expulsion du mal, asfel, et que c’est un coq qu’on sacrifie au seuil de la nouvelle maison. Cela dit la thèse selon laquelle le calendrier amazigh est intimement lié à l’intronisation du pharaon amazigh Chachnaq ou shéshonq 1er, fondateur de la XXIe dynastie égyptienne, demeure branlante sans référent historique tangible. Mais qu’à cela ne tienne, les Amazighs ont un calendrier propre qui commence un 12 janvier, et il compte aujourd’hui 2966 années. Il est annoncé ce Yennayer par la consécration dans l’avant-projet de révision Constitutionnelle Algérienne de tamazight «langue nationale et officielle» dans son article 3bis. Et ceci est de bon augure qui réconcilie l’Algérie avec son identité son Histoire et sa culture. Et cet acquis, incommensurable pour les uns et superfétatoire pour d’autres, représente pour tout Algérien une conquête indéniable de son patrimoine matériel et immatériel longtemps négligé et aujourd’hui réhabilité. Que demander de mieux ? Ceci écrit, disons : Assagwas amegaz à tous les Imazighen.

S.A.H

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