’’Il ne ressuscitait pas des horizons perdus d’avance’’

Partager

La Dépêche de Kabylie : Que représente pour vous le nom de Mammeri ?Abdennour Abdesselam : Il est pour moi celui qui a ressuscité l’âme d’une nation. Il est celui qui a redonné la voix à tout un peuple et un nouvel élan à la civilisation berbère. Grâce à Mammeri, l’architecture de l’enseignement du berbère a été conçue et mise en place.

Vous avez été un de ses élèves, qu’avez-vous retenu de particulier en Mammeri ?Je ne peux franchement pas prétendre tout dire de lui à propos. Mais ce qui habite mon esprit est qu’il accordait toute son attention à tout ce que vous pouviez lui proposer comme initiative et cherchait alors comment il pouvait vous être utile. Cela lui procurait beaucoup d’assurance. Plus que généreux en conseils, il se sentait surtout moins seul dans l’initiative de sauvegarde de notre culture.

Mammeri disait qu’il avait entamé un travail qu’il n’allait pas terminer. Pensez-vous qu’aujourd’hui il y a continuité de son œuvre ?Mammeri avait profondément conscience de l’importance de ce qu’il avait entrepris. Abandonnées, mais surtout réprimées par les pouvoirs en place, notre langue et notre culture étaient menacées de disparition. Vous convenez alors que l’ambiance qui prévalait n’était pas de nature à lui faciliter le travail. On peut donc aisément mesurer et comprendre ses craintes. Cela étant dit, oui, aujourd’hui il y a une continuité au plan de la recherche, de l’initiative intellectuelle, de la production et de la création. Ce n’est certes pas suffisant, car les exigences de la modernité imposante, si l’on ne prend pas garde, sont aussi porteuses d’une dose de risques. Si par exemple on considère que le passage de l’oralité à l’écrit est une forme de modernité imposante et absolue, ce qui est vrai par ailleurs en partie, il n’en demeure pas moins que selon Mammeri lui-même ’’l’écrit de par sa nature même peut aussi être un instrument décisif d’aliénation’’. Il est vital donc que notre culture soit confortée et consolidée dans ce qu’elle maîtrise parfaitement, c’est-à-dire l’oralité et poursuivre enfin les voies du développement nécessaire.

Une forme de crainte semble avoir beaucoup préoccupé Mammeri en ce sens qu’il a déclaré lui-même dans Poèmes kabyles anciens que ’’la société berbère est une humanité provisoire’’ ?Il a dit aussi qu’il ne ressuscitait pas des horizons perdus d’avance. Mais un homme averti, plein d’expériences et qui a fouiné et sillonné le monde des cultures minorées dans une bonne partie du monde, ne peut qu’être un observateur attentif et objectif. Un proverbe kabyle dit qu’il vaut mieux annoncer une vérité amère plutôt qu’un mensonge complaisant. Je pense qu’il ne faut pas entrevoir à travers la déclaration de Mammeri une forme de pessimisme butoir. Je considère cela plutôt comme une onde de choc que nous devons prendre au sérieux, car bien des peuples ont eu une vie provisoire. Je ne veux citer ici que l’exemple de l’historique civilisation aztèque qui a disparu en quatre années seulement et dont Mammeri lui-même nous a présenté une étude.Humanité provisoire ne signifie pas nécessairement fatale disparition. Cela peut également signifier un message en ce sens que les civilisations ne sont pas immortelles et que leur pérennité n’est pas un phénomène inné. Elles sont comme les hommes ; elle naissent, grandissent et meurent aussi. Elle ne s’accommodent pas avec le statisme. Elle s’assurent grâce à un intense travail de sauvegarde, de protection et de développement. C’est ce qu’il faudrait, à mon avis, retenir de cette terrible inquiétude de Mammeri qui demeure cependant un risque réel. Les optimismes béats peuvent être complices de notre situation. Alors gardons-nous des “faux semblants” et en cela “tsif tidets quarrihen wala lekdeb yessefrahen”.

Mammeri avait-il une stratégie dans son action de sauvegarde de la langue et de la culture berbères ?Je pense que oui et les faits sont là pour le prouver. Après qu’il ait entrepris une action d’observation globale et générale sur l’état des lieux de la langue berbère à travers une bonne partie de l’Afrique du Nord, Mammeri a tactiquement changé de stratégie. Ainsi donc, armé des outils linguistiques nécessaires et solidaires et dans une ultime étape, il zoome dans le détail sur le parler berbère de kabylie. A partir de cette concentration stratégique, autour d’un parler qu’il maîtrisait le mieux et dont le volume du patrimoine production, oral et écrit, était déjà le plus prolifique et disponible, il établira les fondements sur lesquels sera édifié l’enseignent du berbère aujourd’hui.

Quel rapport particulier faites-vous entre les personnages principaux de Mammeri dans ses ouvrages d’expression française et ceux d’expression berbère ?Je voudrais d’abord vous dire que l’œuvre de Mammeri, qu’elle soit d’expression francophone ou d’expression berbérophone est une, solidaire, inséparable et indivisible. De ce fait, si le rapport est simple à établir et à entrevoir, il n’est cependant pas si simpliste que cela. Il y a un rapport d’une commune et continue mission, dans l’espace et dans le temps, entre les différents personnages dont Mammeri a traité dans l’ensemble de son œuvre. Il a toujours mis en avant et en mouvement des intellectuels, car il considérait que c’était à eux qu’était dévolu le rôle d’aller au devant des aspirations de la société et anticiper sur les évènements. Voilà un véritable fait d’universalité. Mokrane et Menache de La colline oubliée, Arezki du Le sommeil du juste, Bachir Lazrak de L’Opium et le bâton, Mourad de La traversée, sont les alter égo de Ssi Mouhend Oumhend, de Youcef Oukaci, de Smaïl Azikiou, de Mouhend Oumoussa At Ouaguenoun, de Larbi At Oujaoud, de Yemma Khlidja tamceddalt… et enfin le grand chikh Mohand Oulhoucine. Tous ont eu une mission de service public. Voilà pourquoi chikh Mohand disait : “Imezwoura tban-asen (ceux qui nous ont précédé ont honrablement rempli leur mission). Ineggura tban-asen, (ceux qui viendront seront nos héritiers) Ahlil ay ilemmasen” (mais que feront ceux du milieu)… que nous sommes.

Entretien réalisée par Khaled Zahem

Partager