Virée avec Aït Menguellet

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Le rendez-vous a été pris la veille, jeudi soir, pour rencontrer le poète qui devait longuement parler de son nouvel album. Belaïd Djermane, son producteur nous appelle jeudi en fin de journée pour nous signifier qu’Aït Menguellet était rentré de France et qu’il était disposé à nous accorder l’interview que nous avons sollicitée le jour même de la sortie de Yennad wemghar. Djermane nous demande d’être à Tizi Ouzou à 9 h. Déduction systématique : nous allons monter vers Ighil Bwamas, une contrée que nous n’avons pas encore eu la chance de visiter, mais réputée pour ses sites naturels enchanteurs. Nous n’allions pas être déçus d’autant plus que, pour la première fois que nous visitons ce paradis terrestre, nous le faisons avec Aït Menguellet. Ce dernier nous attendait hier matin à Tizi-Ville, et c’est en notre compagnie qu’il allait se rendre chez lui, à bord d’une Audi A6. Avant l’arrivée du poète, nous échangeons quelques propos avec Belaïd, notamment sur la dernière cassette de Lounis, sur l’écho qu’elle a eu auprès du public, et d’autres sujets comme la sortie le 8 mars prochain du nouvel album de Yasmina. Lounis arrive, vêtu d’un jean noir et d’un blouson qui le rajeunit de vingt ans. L’homme est décontracté et à la manière dont il salue Belaïd, on devine l’étendue de l’amitié qui les lie. Il faut dire qu’Aït Menguellet est content du travail réalisé par son éditeur Izem concernant son dernier album.Dans la ville de Tizi Ouzou, que nous aimons tous, il pleut quand nous la quittons en compagnie du poète du siècle. Nous avons du mal à réaliser que nous sommes dans la même bagnole que celui qui a bercé notre adolescence avec A Louiza, Lehlak, Djamila, lemhiba neg… Nous scrutons cet homme et nous songeons à des tranches entières de notre vie que la voix de ce même homme a accompagné, souvent dans la solitude et parfois dans la douleur. Dans la naïveté qui caractérise la jeunesse, il nous est arrivé de penser qu’Aït Menguellet n’existe pas physiquement.Pourtant, il est là aujourd’hui, devant nous en chair et en os, à nous parler à cœur ouvert, avec un naturel qui nous étonne et nous subjugue à la fois. Le chemin vers Ighil Bwamas est long, mais il se raccourcit quand nous le traversons avec Aït Menguellet qui, sans savoir trop comment, replonge dans sa jeunesse.C’était en 1968. Il avait 18 ans. Avec d’autres jeunes kabyles, il a créé une troupe de chant appelée Imazighen. Peu de jeunes connaissent cette tranche de la vie d’Aït Menguellet.Il fallait être d’un courage téméraire pour le faire à l’époque du régime dictatorial de Boumediène. Lounis l’avait fait. Il évoque cette page de sa vie avec modestie sans même savoir que ce qu’il racontait allait figurer dans notre article car l’idée de narrer cette promenade n’est née qu’une fois revenu à Tizi Ouzou dans l’après-midi. Le sujet passionne le poète, car nous avons beaucoup parlé de la langue kabyle, l’une de ses raisons de vivre. Il fallait d’abord établir un constat et puis comment préserver cette langue maternelle au moment où la mondialisation dévore les langues imperméables à la technologie. En 1968, raconte Aït Menguellet, des pères blancs avaient mis à leur disposition un siège pour que sa chorale puisse répéter. Et au 1er étage, Mouloud Mammeri dispensait des cours de langue amazighe. Lounis apprendra l’alphabet tifinagh grâce à l’écrivain. Ce souvenir de jeunesse est lointain, Lounis l’évoque parce que notre discussion tourne depuis le début sur la situation et le devenir de la langue kabyle. Nous tenterons de donner notre point de vue : “le kabyle aurait pu se porter mieux s’il avait commencé à être enseigné dès l’indépendance ». Lounis n’est pas du même avis. Car, dit-il, depuis toujours, Le kabyle n’a été qu’une langue de communication, jamais une langue de travail. Le problème est donc plus profond, estime le poète en rappelant le rôle incontestable joué par la chanson qui a contribué au maintien et à la sauvegarde de notre langue. Malgré ce constat, Aït Menguellet se montre optimiste et il pense sincèrement que le kabyle va avoir de beaux jours devant lui grâce aux gens qui y œuvrent avec sincérité et sérieux. « Ce n’est que par le travail bien fait que l’on pourrait faire avancer les choses », souligne-t-il. Nous parlons de la chaîne de télévision kabyle qui va être lancée incessamment. Lounis insiste, là aussi, pour que cette station soit confiée à de bonnes mains, c’est-à-dire à des gens du métier. C’est seulement en faisant cela que cette nouvelle chaîne de télévision ne va pas sombrer dans la médiocrité. Nous sautons du coq à l’âne. Nous parlons de littérature et de l’interview accordée par Yasmina Khadra à La Dépêche du Livre. Il s’avèrent que le romancier est un ami de Lounis. « Il adore les kabyles », révèle Aït Menguellet qui semble avoir dévoré tous ses livres. Il est très marqué par le roman « A quoi rêvent les loup » et il lance même l’idée de le tourner en film. Avec les moyens nécessaires, le réalisateur Ali Mouzaoui en fera un chef-d’œuvre. En parlant du cinéma algérien, Lounis semble également pessimiste. Pour lui, il vaut mieux qu’un réalisateur produise un bon film dans sa vie que de faire des navets qui ne valent rien. Notre interlocuteur confirme être un perfectionniste. A l’entrée d’Ighil Bwamas, notre voiture se gare à proximité de la rivière Ighil N’Gilbert. Nous descendons pour admirer la nature en ce jour où le ciel pleure avec douceur. En s’écoulant, l’eau du ruisseau chante. Le décor devient plus beau quand un renard, en entendant des voix d’hommes, sort de son ornière en courant, il sursaute le cours d’eau et s’évapore entre les abrisseaux. C’est l’animal le plus intelligent, commente un quinquagénaire trouvé sur les lieux. En réalité, il ne s’agit point d’intelligence. C’est plutôt une bête rusée. On se souvient de la chanson d’Aït Menguellet : Siwliyid Tamachahuts, où, en conclusion le poète dit : il n’y a pas de monstre pire que l’homme. On revient à l’œuvre de Lounis en particulier, sa toute nouvelle cassette. Nous demandons à Aït Menguellet de résumer en une phrase ce produit. Il dit : « Le réalisme sans concession ». Ce n’est donc pas de pessimisme dont il s’agit dans ces textes comme nous avons cru l’avoir décelé. « Je ne suis pas pessimiste, mais c’est la réalité qui m’a poussé à écrire de cette manière ». Une autre interrogation : « Vous donnez l’air d’être désabusé, Lounis ? » Le poète lance un éclat de rire, nous fixe du regard et réplique : « Et comment voulez-vous que je ne le sois pas ». Lounis s’étonne que nous soyons étonné.- D’après ce que vous chantez dans Yannad wemghar, nous croyons avoir compris que vous voulez dire que la vie ne mérite pas d’être vécue…- Au contraire, elle mérite d’être vécue.- Pourquoi ?- Parce qu’elle est brève.- Mais, dans la même chanson vous dites que tout le monde est à plaindre, le riche comme le pauvre.- Le riche plus que le pauvre. Car le démuni n’a rien à perdre dans la vie contrairement au riche.- Même si ce dernier va tout laisser un jour, le jour où il va mourir. Vous le dites dans la deuxième chanson de la face A.- Effectivement et c’est pourquoi il ne doit pas faire de l’amassage de l’argent un mode de vie.Le dialogue se poursuit. Il est interminable. Un jour est insuffisant pour parler de tout. Nous sommes déjà retournés à Tizi Ouzou. Nous n’avons vu ni le temps passer ni eu le temps de faire notre interview. La promenade avec Aït Menguellet a été agréable et c’est parce que nous avons parlé de Chabane Ouahioune et de son livre Randonnée avec Aït Menguellet que nous nous autorisons à plagier l’écrivain de Tassaft pour l’intitulé de ce récit qui aurait pu être un beau roman, si nous avions le talent d’en rédiger un. Un jour peut-être, un romancier pensera à romancer la vie d’Aït Menguellet.

Aomar Mohellebi

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