La relation dialectique culture/développement dans la balance

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Le débat sur les présupposés culturels et les prérequis de la citoyenneté censés servir de base au développement économique et social a eu ses heures de gloire dans les pays occidentaux tout au long du 20e siècle. Son prolongement dans l’actualité immédiate est ce qui se déroule sous nos yeux particulièrement sur le continent africain où d’anciennes puissances coloniales dénient presque le droit à des peuples de ce continent de pouvoir accèder à une véritable démocratie en l’absence de certaines ‘’prédispositions culturelles’’. L’allusion est à peine voilée pour signifier un retard ‘’congénital’’ et rédhibitoire qui fermerait la voie de la démocratisation et du développement dans ces contrées. Des tares issues des conséquences de la domination coloniale sont ainsi présentées comme un mal inguérissable dont souffriraient, par une étrange fatalité les peuples des ex-colonies.

Par Amar Naït Messaoud :

Cependant, sur le plan de la réalité historique visée par ce raisonnement intellectuel- à savoir la relation entre culture et développement-, l’échafaudage épistémologique est d’une imparable prégnance. En effet, peut-il y avoir véritable développement- avec tous les attributs et aspects que recouvre ce concept- sans une solide base culturelle et sans accompagnement dans le changement des mentalités ?

Les objectifs de développement économique et social auxquels ne cessent d’appeler les Algériens peuvent-ils être totalement atteints et bien rentabilisés dans un contexte national peu porté sur la formation et la culture ? Quels peuvent être les impacts de tels efforts de la collectivité nationale pour la frange de la population qui n’a pas eu droit à la scolarité et à l’éducation ? Quel esprit de citoyennté et de maturité politique peut-on faire valoir dans un contexte de désert culturel et de déficit de formation ?

Ce sont des présupposés qui sont rarement évoqués lorsque des programmes et des plans à connotation purement économique sont conçus et mis en branle. Et pourtant, l’expérience a été faite à travers le monde que, sans un peuplé bien éduqué aux valeurs du civisme et ayant reçu une formation qui le fait accéder au vrai statut de citoyenneté les schémas de développement demeurent amputés d’un joyau sans lequel le développement ne peut être ni harmonieux ni durable.

Que la transition politique et économique aient pesé d’un poids considérable dans la crise sociale et culturelle que vit la société algérienne est une évidence qui ne souffre d’aucune contestation. Que le contexte de la crise mondiale ait amplifié les tensions et ajouté son lot de graves interrogations, c’est aussi un autre postulat que les experts et les autorités examinent depuis les deux dernières années sans pouvoir en dégager une conduite et une ‘’philosophie’’ pertinentes. Cependant, en se débattant depuis des années dans de crises multiples et complexes, la société algérienne n’a pas manqué de donner lieu à des approches et des analyses où les éléments du déficit culturel et de l’analphabétisme frappant une large frange de sa population sont les plus évoqués.

Effet d’annonce ou volonté bien ancrée ?

Le fléau inadmissible de l’analphabétisme que traîne encore l’Algérie au niveau d’une partie de sa population peut-t-il être vaincu avec les initiatives actuellement en cours dans différents points du territoire national ? L’apparent engouement des hommes et surtout des femmes adultes ne risque-t-il pas de se limiter à l’effet d’annonce ? Ce dernier, comme beaucoup d’autres missions et tâches initialement nourries par une volonté réelle et spontanée, est souvent renforcé un populisme médiatique par lequel on crie trop rapidement à la victoire de l’entreprise. Et pourtant, le chemin semble bien long et ardu pour ceux qui tiennent en haute estime cette noble mission et qui en mesurent aussi bien les exigences que la portée.

Peut-on réellement être libre si la camisole de l’analphabétisme nous enchaîne, nous ligote et nous étouffe ?

A l’horizon 2015, l’Algérie projette de réduire le taux d’analphabétisme à 10 % de la population globale du pays. C’est ce qu’a annoncé en janvier dernier la présidente de l’association ‘’Iqra’’, Mme Aïcha Barki. Actuellement, l’on estime ce taux à 22 %, soit un plus de six millions d’habitants. Selon la responsable de cette association, en l’espace d’une décennie (1998-2009), le nombre d’analphabètes dans le pays a été réduit d’un million de personne.

Bien que des efforts en la matière aient été effectivement réalisés par les pouvoirs publics et par le monde associatif, le chemin vers une libération culturelle qui nous éloignerait de la malédiction de l’analphabétisme demeure visiblement long, particulièrement lorsqu’on considère les enjeux culturels et technologiques liés au troisième millénaire et à au mouvement inexorable de la mondialisation des économies. Au-delà du concept de l’analphabétisme, les organisations internationales et les gouvernements parlent à présent de la fracture numérique, ce fossé technologique et informatique béant séparant les pays développés des pays du Sud.

Si, comme nous en informe l’association ‘’Iqra’’, l’Algérie se trouve à la 17e place à l’échelle du monde arabe dans les efforts d’alphabétisation, l’on ignore presque tout du fondement de la méthodologie adoptée dans l’enseignement des adultes, des objectifs immédiats et à long terme qui lui sont assignés et des possibilités d’intégrer les moyens modernes (informatique, multimédias,…).

La définition donnée en 1951 par L’UNESCO est que la personne alphabétisée est celle « capable de lire et d’écrire, en le comprenant, un exposé simple et bref des faits, en rapport avec sa vie quotidienne ». La personne analphabète est, logiquement, celle qui ne répond pas à cette exigence primaire et primordiale de la vie sociale et domestique. Cette approche semble, dans les circonstances actuelles, demander un enrichissement rendu nécessaire par l’évolution des sciences, de la technologie et des pratiques domestiques quotidiennes auxquelles sont astreintes les personnes candidates à ce type d’enseignement.

Figurant comme l’un des objectifs du millénaire à l’échelle de la planète, la lutte contre l’analphabétisme a aussi été intégrée depuis 1990 comme un des indicateurs de développement humain (IDH) par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) ; indicateur composite porté sur les valeurs de la longévité (espérance de vie), le savoir (mesuré pour les deux tiers par le taux d’alphabétisation des adultes et pour un tiers par le nombre d’années d’études) et le niveau de vie (P.I.B. par habitant mesuré par rapport au pouvoir d’achat). Les instances culturelles et éducatives internationales ainsi que les élites éclairées d’un certain nombre pays en développement ont, particulièrement depuis une vingtaine d’années, pris une conscience aiguë du phénomène de non accès d’une partie de la population mondiale aux bienfaits de la culture et de l’éducation ; bienfaits d’autant plus précieux qu’ils participent des fondements de la citoyenneté et des attributs de la démocratie, étant entendu qu’un peuple – ou une partie de ce peuple- analphabète ne peut faire valoir complètement ses droits ni assumer correctement ses devoirs.

Une action digne d’éloges, mais….

Au milieu des années 2 000, les pouvoirs publics algériens ont conçu le programme de relance du vieux projet d’alphabétisation que les autorités ont inscrit depuis 1962 comme programme prioritaire en direction de la population algérienne analphabète. Après la guerre de Libération nationale, le taux d’analphabétisme dépassait les 80 % de la population. Les efforts de la jeune république algérienne pour la scolarisation massive de ses enfants ont eu, jusqu’aux années soixante-dix, des résultats intéressants à l’échelle de l’Afrique et du Tiers-monde. Dans plusieurs domaine de la vie économique, des cadres algériens ont pu aisément combler le vide laissé par le départ des Européens. Cependant, à partir de la mise en place de l’Ecole fondamentale (ordonnance d’avril 1976), l’institution scolaire commençait à dessiner une courbe en matière de performance et d’efficacité à tel point que le chômage a fini par embrasser des franges entières des universitaires issus de cet enseignement.

Parallèlement à l’enseignement général, presque aucune action d’envergure n’était entreprise en direction des adultes analphabètes malgré l’existence, virtuelle, d’un Centre national d’alphabétisation datant des premières années de l’indépendance.

En examinant de près les différents variantes du plan du gouvernement pour lutter contre le phénomène de l’analphabétisme, l’on subit d’abord le vertige des chiffres relatifs à l’argent mobilisé pour cet ambitieux plan ; ensuite, on ne peut contenir sa déception face au déficit en méthodologie et à l’absence d’objectifs précis quantitativement et qualitativement vérifiables. Tous les spécialistes en pédagogie convergent vers le constat que l’enseignement des adultes pose des problèmes autrement plus complexes, du moins d’une nature différente, que ceux connus dans l’enseignement normal dispensé aux jeunes écoliers. Sur le plan du principe, l’action de l’Algérie visant à soustraire sa population à l’analphabétisme est digne de tous les éloges. Elle le serait certainement davantage si des objectifs précis étaient fixés et si une didactique adaptée était arrêtée.

Le pari lancé par Boubekeur Benbouzid, ministre de l’Éducation nationale en 2006 en présentant un projet d’alphabétisation à grande échelle est d’une si fascinante ambition que l’on voudrait croire tout de suite à sa faisabilité. L’échéance arrêtée par le ministre est 2016. À cette date, c’est-à-dire dans six ans, le membre du gouvernement voudrait effacer toute trace d’analphabétisme dans notre pays.

Mme Aïcha Barki, président de l’association ‘’Iqra’’ se montre beaucoup plus modeste en se projetant à l’horizon 2015 avec un taux de 10 % d’analphabètes, soit trois millions cinq cent milles personnes, performance que les analystes de la scène culturelle et éducative dans notre pays jugent au-dessus de nos forces.

Le Centre national d’alphabétisation, avait, lui aussi, par le voix de son directeur., M..Mohamed Tahar Becouche, avancé en 2005, un projet de même nature avec un budget de 50 milliards de dinars. Cette institution fait état de l’existence de 6 400 000 personnes analphabètes en Algérie dont 4 millions sont des femmes.

Déperdition scolaire et analphabétisme

Il y a lieu de noter que même le ministère de la Formation professionnelle s’est donné pour mission, depuis la rentrée 2008/2009, de prendre en charge une partie du programme d’alphabétisation. En tout cas, les moins pessimistes parmi les observateurs ne manqueront de se poser la question de savoir par quel miracle une telle ambition pourrait se réaliser en quelques années dans un pays qui, près de quarante-huit ans après l’Indépendance et avec des moyens financiers rarement égalés dans les pays du tiers-monde, a fini sa course avec un chiffre, officiel, aussi ahurissant d’analphabètes.

Les programmes élaborés en direction de la population-cible ont-ils été scientifiquement validés par des pédagogues et psychopédagogues ? A-t-on fait le bilan du travail de toutes les organisations et structures versées dans cette activité depuis 1963 jusqu’à l’actuelle associations ‘’Iqra’’ pour décider des méthodes et modalités à mettre en œuvre pour un objectif aussi généreux et aussi révolutionnaire ?

A-t-on défini ce qu’est l’analphabétisme et ce qui le différencie de l’illettrisme ? Officiellement, le nombre d’analphabètes en Algérie se situe autour entre 6 et 7 millions de personnes. Néanmoins, les statistiques se fondent généralement sur la fréquentation de l’école. Ce point ne peut pas faire l’unanimité. Est-il logique de considérer que tous les élèves qui ont été enregistrés en première année sont hors du cercle des analphabètes ? Pourtant, les réalités de l’école algérienne sont connues en la matière. S’il y a bien un phénomène qui n’est pas quantifié convenablement et que certaines statistiques occultent allègrement c’est bien celui de la déscolarisation. Dans plusieurs zones rurales, des parents se résolvent à retirer leurs enfants de l’école pour plusieurs raisons qui ont pour dénominateur commun la misère sociale : école trop éloignée, charges financières insupportables générées par les fournitures scolaires et l’habillement, et souvent nécessité d’aider les parents dans les travaux agricoles, ce qui nous fera déborder sur l’épineux sujet des enfants qui rentrent précocement dans le monde du travail. « D’une manière générale, les interrelations entre pauvreté et analphabétisme sont nombreuses et complexes, même si elles varient selon le type de pauvreté et les caractéristiques propres à chaque environnement culturel et social. Sur bien des aspects, la carte de l’analphabétisme mondial et celle de la pauvreté se recoupent », écrit Fraenkel Béatrice dans l’Encyclopedia Universalis.

La première institution chargée de tracer et d’éclairer les horizons professionnels, de former aux normes de l’éducation et aux valeurs culturelles de la citoyenneté étant bien l’école. En Algérie, sur l’ensemble de ces paradigmes, cette institution a failli. Le président Mohamed Boudiaf a formulé ce verdict à son endroit : c’est une école sinistrée ! Un ancien ministre de l’Intérieur du temps du HCE, Mohamed Hardi, assassiné au début de l’aventure terroriste, a lui aussi fait porter à l’école algérienne- via ses programmes et ses méthodes d’enseignement- une grande partie des dérives sociales et culturelles qui frappent notre jeunesse.

Aujourd’hui, la demande de la société porte sur la nécessité d’une refondation complète de l’école algérienne de façon à donner à la société les moyens d’évoluer au rythme de la mondialisation, des innovations technologiques et des défis du développement. Le nouveau concept de l’Économie du savoir diffusé par les chercheurs en ressources humaines n’est pas un vain mot. La société tout entière tirera la réponse à la vieille question: ‘’être ou ne pas être’’, du statut, du contenu pédagogique et des moyens qu’elle aura mobilisés pour l’école.

Par rapport à cet idéal, l’Algérie a encore du pain sur la planche. Parmi les jeunes qui ont quitté l’école prématurément (pour des raisons économiques, sociales ou accidentelles), une grande partie est carrément à classer dans la catégorie des analphabètes au sens le plus dramatique du mot. En effet, ils ne disposent d’aucun outil qui leur permettrait de dépasser leur conditions ou qui, mieux encore, pourrait les propulser dans une autre direction (formation professionnelle, apprentissage). Quant à chercher à savoir de quel ‘’bagage’’ culturel ils disposent pour prétendre à une place honorable dans la société la déception nous ouvrira grandement ses portes.

Même en quittant l’école à l’âge de 16 ans, qui pourra nous convaincre que ces adolescents ont véritablement transcendé l’analphabétisme ou l’illettrisme? Et puis, à l’ère de la révolution technologique et numérique, il faut bien redéfinir cette notion nébuleuse qui ne se fonde plus sur les critères retenus il y a un demi-siècle.

Dans certaines centres de la wilaya de Tizi Ouzou où sont assurés les cours d’alphabétisation, le besoin de s’ouvrir sur les autres langues autre que l’arabe a été exprimé. L’on ne peut pas continuer à occulter les réalités culturelles de notre pays en faisant abstraction du français et de tamazight, langues d’expression et de travail dont on ne peut pas priver les femmes et les hommes qui ont décidé de rompre les fers de l’analphabétisme.

Comme pour tout nouvel apprentissage qui, plus est, se donne pour ambition le savoir pratique devant servir immédiatement dans la vie domestique, le processus d’alphabétisation pose en effet la problématique de la prise en charge des réalités culturelles du pays et, singulièrement, des langues d’apprentissage. Comme le note Fraenkel Béatrice, « un certain consensus existe aujourd’hui sur l’efficacité accrue d’une alphabétisation en langue maternelle. Il semble légitime de privilégier la langue maternelle d’un adulte qui désire s’alphabétiser. L’effort à fournir serait limité l’apprenant maîtrisant déjà la langue orale. En revanche, alphabétiser dans une langue « étrangère » revient à obliger l’apprenant à fournir un double effort : acquérir les mécanismes de la lecture et de l’écriture, mais aussi apprendre une nouvelle langue. Un deuxième argument en faveur de l’alphabétisation en langue maternelle met en avant le souci de préserver et d’affermir l’identité culturelle ».

A.N.M.

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