A quand un mouton pour les petites bourses ?

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n Par Samia A. B.

Ceci dit, tradition oblige, on ne peut se permettre un Aïd sans mouton, dans la plupart des familles kabyles, quitte à s’endetter pour l’occasion. La société, avec ses us et coutumes, exerce une telle pression sur les citoyens, que tous les moyens sont bons pour échapper à la honte. Car chez certains, cela relève de l’honneur de toute une famille. Un honneur qu’on ne peut sauver qu’à hauteur de 25 000 dinars, le prix d’un mouton moyen. Plus de deux fois le SMIG, notons-le, au passage. Et Dieu seul sait combien de familles vivent du seul Smig. Smig ou pas, de toute manière, le mouton n’est pas à la portée de toutes les bourses ni de tous les ménages.

Un véritable dilemme se pose aux chefs de familles à la veille de cette fête. Acheter le mouton, quitte à s’endetter, ou rester sans offrande même au détriment des enfants, lesquels attendent cet événement avec joie et une grande impatience.

« Je n’arrive pas à fermer l’œil, depuis un certain moment. Moi c’est durant l’été, avant même la fin du mois de Ramadhan que j’ai commencé à me faire du souci pour l’Aid El Adha. J’étais sûr que je ne parviendrai pas à assurer un mouton à ma famille. Mon salaire est la seule rentrée financière de ma petite famille. Mes enfants sont trop petits pour m’aider dans les charges. Et puis il y a leur école. J’ai déjà souffert et fait mille emprunts pour passer dignement la dernière fête de l’Aïd El fitr et faire face à la rentrée scolaire. Je n’ai pas encore remboursé ces dettes qu’il faut que j’en fasse encore. Personne ne voudra me prêter de l’argent. J’ai puisé dans l’ensemble de mon entourage. Je ne ferme d’ailleurs pas les yeux la nuit. Et puis allez expliquer à des gosses qu’il faudrait qu’ils se privent de mille choses parce que leur père n’arrive pas à joindre les deux bouts. Déjà que pour cet Aïd il n’y aura pas de nouveaux habits, comment pourrais-je leur expliquer que l’Aïd sera une journée ordinaire pour eux, contrairement aux autres enfants de leur âge ? « , se plaint Rachid, 54 ans, fonctionnaire et papa de quatre enfants.

Rachid est perdu comme des milliers de chefs de familles qui n’arrivent pas à faire cette offrande quel que soit leurs revenus d’ailleurs.

Selon la plupart, même si on perçoit un salaire conséquent, nulle bourse ne peut sortir indemne de tous les événements, aussi coûteux les uns que les autres, que nos foyers connaissent depuis le début de l’été. Déjà que les dizaines de fêtes auxquelles n’échappent pas les familles durant cette saison, n’avaient pas laissé de répit aux budgets déjà amoindris par les prix en général sur le marché. Il est difficile, de penser à une nouvelle dépense alors que l’on n’est pas encore sortie de la « crise financière inter-ménages » que nous vivons depuis quelques mois. Ils sont nombreux à renoncer au rituel du sacrifice, incapable de dépenser un sou de plus pour autre chose que les denrées les plus élémentaires.

« Je suis incapable de concevoir que des gens s’endettent pour acheter le mouton de l’Aïd. C’est incroyable. Personnellement, je ne prévois pas de sacrifice de mouton pour cette année. Tout le monde me parle de « Souna » et de « Hassana ». Je ne crois pas que Dieu nous ait un jour demandé de faire l’aumône pour avoir un mouton pour l’Aïd, encore moins de se faire mal au nom de quelques kilos de viande. Dieu ne voudrait pas que mes enfants soient privés trois ou quatre mois durant, pour que moi je puisse rembourser les dettes de l’Aïd. Moi je préférerais que mes enfants soient en sécurité quitte à les priver du mouton. Puis, mes deux garçons sont des petites natures. Ils détestent la vue du sang. Cela ne leur fera même pas plaisir de voir un mouton se faire égorger. Autant ne pas en avoir ! », nous raconte Kamel, 45 ans.

« Si tout le monde protestait contre la cherté du mouton en le boycottant, je vous assure que son prix sera révisé. C’est valable pour tous les produits. Si nous boycottions les produits excessivement chers au lieu de nous ruer dessus comme des affamés, nous changerons bien des choses. Mais seuls, nous ne pouvons rien faire », conclut notre interlocuteur.

Il est vrai que des protestations fusent de partout concernant la cherté des moutons de l’Aïd.

Le prix du mouton, en effet, ne veut décliner, en dessous de la barre des 18 000 dinars, même à l’approche de la fête de l’Aïd.

Là, généralement on en a pour son argent. Le mouton ne devra pas dépasser les 20 kilos. « 18 000 dinars pour un mouton frêle et sans chair ! J’avais juste un budget de 15 000 dinars. Je me suis dit que je pouvais avoir un mouton pour mes 15 000 sous. Le marchand m’a presque rit au nez quand je lui ai fait part du montant de mon avoir. Dieu seul sait combien j’ai serré la ceinture pour pouvoir les économiser. Au fait, je n’ai du mon salut qu’à une petite rentrée imprévue, grâce aux doigts de fée de mon épouse. Elle a trimé tout l’eté cette brave femme, en préparant des gâteaux pour les fêtes de mariage. Cela nous a permis de passer le ramadhan et l’Aïd dignement et de faire face aux dépenses de la rentrée scolaire. Nous nous sommes même permis quelques folies pour les vêtements de rentrée scolaire de nos enfants. C’était la même tenue d’ailleurs qu’ils avaient mis pour l’Aïd. Grâce à tout ça, j’ai pu, de mon côté faire ces petites économies qui s’avèrent être une blague pour le marchand de moutons. C’est affreux ! Enfin, pour le mouton, je ne désespère pas. Mon beau-frère m’a promis de m’en avoir un à la portée de mon prix. Je l’ai d’ailleurs chargé de s’occuper de tout, moi, mon domaine c’est la comptabilité, pas les marchés bestiaux ! », nous raconte Salah qui trouve stupide le fait d’acheter le mouton de l’Aïd à 35 000 dinars.

Il est choqué qu’il existe des gens prêts à payer une telle somme pour un mouton, quels que soit leur rang social et le degré de leur richesse. « Les riches doivent manger de la viande tous les jours. Pourquoi vouloir à tout prix un gros mouton ? Les pauvres doivent se dire que l’Aïd c’est seulement deux jours. Et que les jours noirs reviennent toujours. Pourquoi ne pas s’y préparer en évitant les folies des fêtes ? », s’interroge Salah.

Il est difficile de raisonner de la sorte quand la pression sociale pèse lourd sur tes épaules. Une société où si on n’égorge pas, on est soit critiqué soit pris en pitié.

Aldjia n’en veut plus. Veuve, depuis quelques années déjà, cette maman de trois enfants ne supporte plus qu’on ait pitié d’elle durant les fêtes. Si elle ne sacrifie pas de mouton ce n’est pas seulement parce qu’elle est financièrement limitée, mais aussi parce qu’il est difficile de gérer certains rituels dans un foyer sans homme. Sa belle-famille n’a pas su remplacer la famille qu’elle n’a jamais eue. Orpheline de père et de mère, Aldjia n’a personne au monde hormis son unique fille de 9 ans.

Cette année, elle a décidé de bouleverser les règles et a accepté de céder à l’insistance de sa fille qui a toujours rêvé de s’occuper du mouton de l’Aïd comme ses nombreuses camarades et amies.

Elle a alors accepté de contribuer à l’achat d’un mouton qu’elle devra partager avec ses voisins qui ont également contribué avec 50% du prix du mouton. Du coup, le mouton ou plutôt sa moitié, reviendra à 11 000 dinars à Aldjia.

Pour qu’il suffise à deux foyers, le voisin d’Aldjia a choisi un mouton plus ou moins gros au prix de 22 000 dinars.

« Je regrette de ne pas l’avoir acheté beaucoup plus tôt et l’avoir nourri moi-même. D’abord on l’aurait eu beaucoup moins cher que ça. Puis j’aurai eu la garantie de la qualité de la chair que je consommerai après l’Aïd. On dit qu’ils leur donnent n’importe quoi. On parle même de certains aliments qui ne leur sont pas destinés. Adhissar Rebbi! Seulement pour l’année prochaine, c’est ce que je ferai. Je crois même que j’en achèterais plus. Je les vendrai au prix fort à la veille de l’Aïd », plaisante Aldjia.

Cette idée Aldjia n’est pas seule à l’avoir. Sofiane, 22 ans, achète depuis quelques années, des moutons à quelque 5 mois de l’Aïd, les nourrit et les propose à la vente quelques semaines avant l’Aïd. Cela lui permet de se faire plaisir et faire face aux dépenses de sa formation en électronique qu’il a entamée il y a deux ans. Il ne lui reste pas grand-chose pour la terminer d’ailleurs.

Une fois le job de ses rêves décroché, renoncerait-il à ses bons plans pour se faire un plus d’argent? « C’est une activité où l’ « on ne se casse pas la tête. On donne à manger trois fois par jour. C’est ma grand-mère qui s’occupe d’eux quand je suis en ville pour mes cours. Dès que j’arrive le soir, je les fais sortir un peu. J’en profite souvent pour réviser mes manuels ou faire mes devoirs. Il est vrai que si ma grand-mère n’était pas là je n’aurais jamais pu faire ça. Je lui fais plein de cadeaux quand je vends mes moutons. Il faut dire qu’on se fait un bon paquet, surtout que le nombre est important. Je ne dépasse jamais 8 têtes annuellement. Je ne pourrai pas gérer plus », admet Sofiane qui nous avoue ne jamais penser à arrêter cette activité tant lucrative même s’il commence à travailler dans son domaine.

Ils sont nombreux à ne jamais avoir affaire avec notre éleveur de mouton.

Ce sont les gens qui ont décidé un jour de se passer de sacrifice de l’Aîd. A chacun ses motivations. Si certains évoquent la cherté des moutons, d’autres avancent d’autres rasions. Certains, même s’ils n’égorgent pas de moutons à la maison, le commandent tout prêt de l’abattoir. Ils sont de plus en plus nombreux à le faire, notamment parmi les nouveaux couples, généralement pas habitués à ce genre de pratiques.

« Avec ma femme, nous avons décidé de nous passer de toute la corvée de l’Aïd. Nous achetons notre mouton égorgé et coupé, prêt à la consommation. Je ne me vois pas égorger un mouton, ni lui tenir les pâtes alors qu’il se fait égorger ! Je ne supporte pas cette scène, je suis déjà assez traumatisé par celles auxquelles j’ai assisté étant jeune. Je n’irai pas jusqu’à me priver de cet aliment, étant donné que je suis un mangeur de viande. Un véritable carnivore ! Ma femme, quant à elle, en dehors du blanc de poulet, est végétarienne. Elle ne consomme pas de viandes rouges. Elle n’a jamais su comment nettoyer les trippes d’un mouton, ni encore même le découper. Sa mère ne l’a jamais obligée à le faire depuis le jour où elle est s’est évanoui à la vue de tant d’horreur, pour reprendre ses termes!!! » nous raconte Salim, 35 ans.

Salim prévoit de donner la moitié de son mouton pour les nécessiteux et de garder l’autre moitié dans le congélateur pour se régaler des mois durant, étant donné qu’il est le seul à manger de la viande chez lui, sa femme étant semi-végétarienne, sa fille de cinq mois n’ayant pas encore le droit d’en manger !

Si comme Salim on peut choisir d’acheter un mouton complet, on peut aussi faire comme Vussad et n’acheter que la quantité de viande dont il a besoin pour le repas de l’Aïd.

Vussad ne voit pas d’intérêt à acheter un mouton pour avoir beaucoup de viande d’un coup alors qu’il peut en avoir à chaque fois qu’il le veut. « On ne peut se permettre d’acheter de la viande tous les jours. Mais il nous arrive souvent d’en avoir dans nos menus. Je ne vois pas du tout pourquoi je ferai en sorte de me retrouver avec une vingtaine de kilos de viande à la fois, d’en manger à volonté des jours durant et m’en priver toute l’année. Moi, je préfère répartir la dépense et puis le reste de l’année, la viande est moins chère. Pour faire plaisir à mes enfants, je leur achète des jouets, de nouveaux habits et des cadeaux utiles. L’année dernière, je leur ai troqué leur vieil ordinateur contre un tout neuf et plus performant. C’est ça qui ferait plaisir aux enfants, pas la vue d’un bain de sang », nous explique Vussad. Comme Vussad, ils sont nombreux les ménages qui ont choisi de se passer du mouton de l’Aïd. Entre choix et contraintes, à chacun ses raisons. Ceux qui ont opté pour le sacrifice du mouton de l’Aïd, ont aussi les leurs. En attendant, à moins de deux semaines de l’Aïd, il y en a qui n’arrivent pas à dénicher le mouton qui correspondrait à leur budget. souvent constitué à force de privations et d’efforts supplémentaires.

Samia A. B.

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