«Le cadavre encerclé»

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Le Kateb Yacine essentiel est fondamentalement poète. C’est au détour d’un Oued non loin de Sedrata où accompagnant sa mère pour rendre visite à des proches qu’il fut littéralement saisi, habité, conquis par le truchement d’une fleur poussant entre les galets.

Par S. Ait Hamouda

Il resta là figé devant cette fleur n’entendant pas les appels insistants de sa mère qui le rappelait à l’ordre pour continuer leur chemin. Depuis il entra de plain-pied dans « la gueule du loup » pas pour composer des poèmes à l’eau de roses mais pour les charger d’explosifs tant dans la forme que dans le fond. Sa rencontre avec les massacres du 8 mai 1945 à Sétif et un peu plus tard avec l’amour tout autant impossible que fulgurant de Nedjma celèrent les liens baptismaux du poète et de sa muse. La prison les renforça. La démence de sa mère « La rose noire de Blida où Fanon reçut son étoile. » les irrigua et Keblout l’ancêtre éponyme y apporta son omniprésence.  Yacine Kateb est né le 2 août 1929 à Zirout Youcef (Condé Smendou) et inscrit le 6 par son oncle à Constantine et mort le 28 octobre 1989 à Grenoble, en France, est un écrivain algérien. Il est enterré au cimetière d’Al Alia. Il est issu d’une famille berbère chaouie lettrée du Nadhor, dans la wilaya de Guelma, appelée Kbeltiya. Son grand-père maternel est Bach Adel, juge suppléant du cadi, son père interprète judiciaire et la famille le suivent dans ses successives mutations. Le jeune Kateb entre en 1934 à l’école coranique de Sedrata, en 1935 à l’école française à Bougaa en basse Kabylie, dans la  wilaya de Sétif où sa famille s’est installée, puis en 1941, comme interne, au lycée de Sétif : le lycée Albertini devenu lycée Mohamed Kerouani après l’indépendance. Kateb se trouve en classe de troisième quand éclatent les manifestations du 8 mai 1945 auxquelles il participe et qui s’achèvent sur le massacre de milliers d’algériens par la police et l’armée française. Trois jours plus tard, il est arrêté et détenu durant deux mois. Il est définitivement acquis à la cause nationale tandis qu’il voit sa mère « devenir folle ». Exclu du lycée, traversant une période d’abattement, plongé dans Baudelaire et Lautréamont, son père l’envoie au lycée de Bône (Annaba). Il y rencontre « Nedjma » (l’étoile), « cousine déjà mariée », et y publie en 1946 son premier recueil de poèmes « Soliloques ». Déjà il se politise et commence à faire des conférences sous l’égide du Parti du peuple algérien, le grand parti nationaliste de masse de l’époque. En 1947, Kateb arrive à Paris, « dans la gueule du loup » et prononce en mai, à la Salle des Sociétés savantes, une conférence sur l’émir Abdelkader, adhère au Parti communiste algérien. Au cours d’un deuxième voyage en France il publie l’année suivante Nedjma ou le Poème ou le Couteau (« embryon de ce qui allait suivre ») dans la revue Le Mercure de France. Journaliste au quotidien Alger républicain entre 1949 et 1951, son premier grand reportage a lieu en Arabie saoudite et au Soudan (Khartoum). À son retour il publie notamment, sous le pseudonyme de Saïd Lamri, un article dénonçant l’« escroquerie » aux Lieux Saints de La Mecque. Après la mort de son père, survenue en 1950, Kateb devient docker à Alger, en 1952. Puis il s’installe à Paris jusqu’en 1959, où il travaille avec Malek Haddad, se lie avec M’hamed Issiakhem, Armand Gatti et, en 1954, s’entretient longuement avec Bertolt Brecht. En 1954 la revue Esprit publie « Le cadavre encerclé » qui est mis en scène par Jean-Marie Serreau mais interdit en France. Nedjma paraît en 1956 (et Kateb se souviendra de la réflexion d’un lecteur : « C’est trop compliqué ça. En Algérie vous avez de si jolis moutons, pourquoi vous ne parlez pas de moutons ? »). Durant la guerre de libération, Kateb, harcelé par la Direction de la surveillance du territoire, connaît une longue errance, invité comme écrivain ou subsistant à l’aide d’éventuels petits métiers, en France, Belgique, Allemagne, Italie, Yougoslavie et Union soviétique.

Passeport de Kateb Yacine.

En 1962, après un séjour au Caire, Kateb est de retour en Algérie peu après les fêtes de l’Indépendance, reprend sa collaboration à Alger républicain, mais effectue entre 1963 et 1967 de nombreux séjours à Moscou, en Allemagne et en France tandis que La femme sauvage, qu’il écrit entre 1954 et 1959, est représentée à Paris en 1963. Les Ancêtres redoublent de férocité et La Poudre d’intelligence sont représentés à Paris en 1967 (en arabe dialectal à Alger en 1969). Il publie en 1964 dans Alger républicain six textes sur Nos frères les Indiens et raconte dans Jeune Afrique sa rencontre avec Jean-Paul Sartre, tandis que sa mère est internée à l’hôpital psychiatrique de Blida il publie « La Rose noire de Blida », dans Révolution Africaine, juillet 1965). En 1967 il part au Viêt Nam, abandonne complètement la forme romanesque et écrit L’homme aux sandales de caoutchouc, pièce publiée, représentée et traduite en arabe en 1970. La même année, s’établissant plus durablement en Algérie, Kateb commence à travailler à l’élaboration d’un théâtre populaire, épique et satirique, joué en arabe dialectal. Débutant avec la troupe du Théâtre de la Mer à Kouba en 1971, puis l’Action culturelle des travailleurs prise en charge par le ministère du Travail et des Affaires sociales. Kateb parcourt avec elle pendant cinq ans toute l’Algérie devant un public d’ouvriers, de paysans et d’étudiants. Ses principaux spectacles ont pour titres Mohamed prends ta valise (1971), La Voix des femmes (1972), La Guerre de deux mille ans (1974) où réapparaît l’héroïne ancestrale Kahena (1974), Les Rois de l’Ouest (1975) Palestine trahie (1977). Entre 1972 et 1975 Kateb accompagne les tournées de Mohamed prends ta valise et de La Guerre de deux mille ans en France et en RDA. Au retour de la tournée en France le groupe est délocalisé de Kouba à Bab-El-Oued. Kateb est par la suite « exilé » en 1978 à Sidi-Bel-Abbès pour diriger le théâtre régional de la ville. Interdit d’antenne à la télévision, il donne ses pièces dans les établissements scolaires, les universités, les entreprises et les villages agricoles. Ses évocations de la souche berbère et de la langue amazighe, ses positions, notamment en faveur de l’égalité de la femme et de l’homme, contre le retour au port du voile, lui valent de nombreuses critiques. Kateb avait définitivement opté pour un théâtre d’expression populaire. Dès le départ, la langue utilisée dans ses pièces était l’arabe maghrébin, langue vernaculaire s’il en est, à fort substrat amazigh. Mais cela ne lui suffisait pas : il rêvait de pouvoir faire jouer ses pièces en Tamazight dans les régions amazighophones. C’est ce qu’il expliqua à Mustapha Benkhemou qu’il avait fait contacter par Benmohammed (le parolier, du chanteur Idir notamment) pour donner des cours de langue amazighe aux éléments de la troupe théâtrale. Aussitôt dit, aussitôt fait: l’internationale fut bientôt entonnée en Darija et en Tamazight au début de chaque représentation. En 1986 Kateb livre un extrait d’une pièce sur Nelson Mandela, et reçoit en 1987 en France le Grand prix national des Lettres. En 1988 le festival d’Avignon crée Le Bourgeois sans culotte ou le spectre du parc Monceau écrit à la demande du Centre culturel d’Arras pour le bicentenaire de la Révolution française (sur Robespierre). Kateb s’installe à Vercheny (Drôme) et fait un voyage aux États-Unis mais continue à faire de fréquents séjours en Algérie. Sa mort laisse inachevée une œuvre sur les émeutes algériennes d’octobre 1988. En 2003 son œuvre est inscrite au programme de la Comédie-Française. Instruit dans la langue du colonisateur, Kateb considérait la langue française comme un « butin de guerre » des Algériens. «La francophonie est une machine politique néo-coloniale, qui ne fait que perpétuer notre aliénation, mais l’usage de la langue française ne signifie pas qu’on soit l’agent d’une puissance étrangère, et j’écris en Français pour dire aux Français que je ne suis pas Français», déclarait-il en 1966. En 2005 fut inauguré à Grenoble une bibliothèque municipale portant son nom en hommage à l’ensemble de son œuvre. Kateb est le père de 3 enfants : Nadia, Hans Jordan et Amazigh, le  chanteur gnawa. Il meurt le 28 octobre 1989, à l’âge de 60 ans d’une leucémie. Bien après sa mort, il demeure toujours dérangeant, rebelle pour les uns et un faire-valoir pour d’autres vautours  «cadavres encerclé ».

S.A.H

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