Lorsque le présent brouille le passé!

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« Les hommes font leur histoire, même s’ils ne savent pas l’histoire qu’ils font » (Raymond Aron). Le dernier numéro du magazine bimestriel Figaro-Histoire (décembre 2014-janvier 2015) consacre pas moins de 60 pages au thème spécial de la Guerre d’Algérie, sous le titre « Algérie, la Guerre sans nom ». Soixante ans après le déclenchement d’un des plus grands mouvements insurrectionnels de décolonisation du 20ème siècle, à côte de celui du Vietnam, la bibliothèque historique et les contrechocs politiques ne semblent pas s’acheminer vers la saturation. Des livres sont régulièrement écrits sur ce pan important de l’histoire algéro-française, des films lui sont consacrés, des numéros spéciaux de revues et magazines reviennent sur le sujet, particulièrement à l’occasion d’anniversaires, et des cérémonies sont organisées aussi bien par les Algériens, qui célèbrent les hauts faits d’armes d’une révolution, que par des Français, nostalgiques de l’Algérie française. N’oublions pas que, en France même, des cérémonies sont organisées par la frange éclairée d’intellectuels et d’élus à l’occasion de la commémoration de certains événements, tels les manifestations des Algériens à Paris du 17 octobre 1961, réprimées dans le sang. Mais, incontestablement, l’apaisement ou la « pacification du travail de mémoire », auxquels travaillent des intellectuels et des historiens, peine à s’imposer sur le terrain. En d’autres termes, la Guerre d’Algérie, qui n’a « acquis » ce nom que récemment en France – avant, on parlait d’événements d’Algérie-, continue à « polluer » quelque part l’atmosphère entre les deux pays, même si les officiels des deux rives s’en défendent. À échéances quasi régulières, des incidents ponctuent des conférences sur la guerre de libération nationale ou des films projetés sur le sujet dans l’Hexagone. D’un autre côté des organisations pieds-noires, nostalgiques et révisionnistes, ne cessent de s’agiter pour culpabiliser les responsables Français de l’époque d’avoir abandonné l’Algérie française. Leurs activités dans certaines communes de France ne se passent presque jamais sans incidents. C’est que les deux pays sont toujours proches: humainement, économiquement et culturellement. Inévitablement, l’actualité et l’histoire ne risquent pas de se séparer tout de suite, malgré les discours rassurants des uns et des autres. Dans plusieurs régions de France, l’Algérie est présente par au moins trois de ces « communautés »: les anciens pieds-noirs nés ou ayant vécu en Algérie, produits de trois générations ou plus; les harkis, parqués pendant longtemps dans des taudis et ayant acquis le nom de « Français musulmans » et les émigrés Algériens, sans parler des binationaux. Les liens humains, aussi conflictuels soient-ils, sont toujours forts entre les deux rives de la Méditerranée. Et c’est alors sans grande surprise que l’on rencontre tous ces sujets mêlés dans des travaux d’écriture de l’histoire, aussi bien dans des ouvrages écrits par des historiens et universitaires, que dans des conférences, articles ou autres documents. On constate bien un tel enchevêtrement dans le numéro du Figaro-Histoire de décembre 2014-janvier 2015, sorti en France il y a quelques semaines. De multiples interrogations et une myriade d’incompréhensions font le lien entre le passé et le présent. Ce sont là des thématiques qui sont toujours portées par une part importante de l’intelligentsia française. L’éditorialiste Figaro-Histoire, Michel De Jaeghere, ouvre le grand dossier de soixante pages par ces mots: « Il arrive, parfois, que l’Histoire se venge. Parmi les conflits dans lesquels la France a été engagée au XXe siècle, la guerre d’Algérie est peut-être celui dont les plaies ont été les plus longues à cicatriser. La Grande Guerre a pu se traduire par une saignée des forces vives de la population française ; elle nous émeut par la somme des héroïsmes individuels qui s’y sont manifestés. Le deuxième conflit mondial a été l’occasion d’un déchaînement de barbarie sans exemple ; il a atteint une dimension eschatologique par le fait même que l’Allemagne hitlérienne y avait donné au mal un visage, et qu’elle avait fini par être terrassée. La guerre d’Indochine a signé le recul décisif de notre vocation de grande puissance ; elle reste nimbée par la beauté des paysages qui lui avaient servi de théâtre. La guerre d’Algérie échappe à toute transfiguration littéraire, toute idéalisation sentimentale. Soixante ans après son déclenchement, l’amertume qui marque son souvenir n’a rien perdu de son âpreté. Elle est le lieu du sous-entendu, du non-dit, de l’esquive. Comme s’il y avait un (ou plusieurs) cadavre(s) dans le placard ». Sous-entendu, non-dit, esquive, sont, en effet, les versants les moins accessibles de cette tragédie qui a coûté à l’Algérie un million et demi de martyrs, des veuves et des enfants de martyrs, outre les autres conséquences sur la santé mentale et physiques des survivants; une tragédie qui a coûté à la France des problèmes humains et économiques suite à l’arrivée des pieds-noirs et de milliers de harkis sur son territoire, et des problèmes politiques majeurs. En faisant des passerelles entre le présent et le passé l’historien Michel De Jaeghere ne manque pas d’adopter des raccourcis malheureux. Pire encore, il revient sur des possibilités de « solutions », des « alternatives » à la guerre qui, en réalité étaient épuisées par des militants Algériens de renom, plusieurs années avant 1954. Elles se furent toutes révélées impossibles par la faute de l’intransigeance des colons Français. En spéculant sur ces « voies gâchées », l’auteur ne fait plus dans l’histoire au sens objectif. L’esprit « nostalgérique » n’est pas loin de ces confins. Il reproche au général De Gaulle d’avoir présenté aux Français l’empire colonial comme étant un « fardeau insupportable », et que « les évolutions démographiques allaient rendre la pression migratoire irrésistible si l’on ne tranchait pas les liens qui l’unissaient au Maghreb ». Croire à cette thèse serait, d’après Michel De Jaeghere, « balayer d’un revers de main les solutions confédérales qui auraient pu concilier autonomie et coopération et, créant les conditions de la prospérité fixer les populations sur leur sol. Tenir pour rien l’abandon du pétrole saharien, qui aurait changé la situation géopolitique de la France. Négliger la soumission ultérieure de l’Algérie indépendante à une dictature corrompue qui, en dépit de la rente pétrolière laissée par l’ancienne métropole, l’a maintenue dans le sous-développement, conduite à l’islamisme et à une guerre civile qui a fait plus de 60 000 morts ». 

Un feu qu’on attise etqu’on dit… mal éteint!

En parlant, dès le départ, de plaies qui ont été les plus longues à cicatriser, l’auteur contribue- inconsciemment ou à dessein- à les attiser et à les entretenir. Il voit les incidences et les contrechocs de la guerre d’Algérie dans tous les événements et mésaventures que la France a vécus depuis 1962. « Notre pays en a été payé par la crise morale de Mai 1968, le choc pétrolier qui l’a trouvé sans ressources énergétiques en 1973, la vague migratoire qui a fait passer depuis 1962 la population algérienne en France de 300 000 à 5 millions de personnes (binationaux compris) ». Si la guerre d’Algérie a bouleversé la société française, ce serait néanmoins une absurde cécité sociologique et politique de réduire par exemple le soulèvement estudiantin de Mai 68- sur lequel des études assez poussées ont été réalisées par des philosophes, des anthropologues et des politiques- à la seule conséquence de la guerre d’Algérie. Les articles, meublant le dossier, ne manquent pas non plus de clichés étriqués que nous croyions disparus à jamais, comme cette photo d’une école en plein air, ouverte pas la SAS (sections administrative spéciale) en Kabylie, avec cette mention: « Les SAS, créées par Jacques Soustelle en 1955, ont voulu faire des Algériens des citoyens semblables à ceux de la Métropole ». Rien que ça. On est tenté de répéter le titre du film « Merci pour la civilisation » de Nazim Souissi et Zineb Merzouk. Il est évident que, tant qu’il existe encore des nostalgiques qui se permettent une large manœuvre de « révisionnisme », qui font dans le mensonge tout en feignant de lutter contre le mensonge (comme y insiste pourtant l’édito de Figaro-Histoire), « la braise sous les cendres d’un feu mal éteint », selon l’expression de Michel De Jaeghere, brûlera les doigts de ceux qui souffleront dessus.

Amar Naït Messaoud 

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