«Je me suis contenté de m’inspirer de tout ce qu’il y a de beau dans la musique»

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La Dépêche de Kabylie : Tout d’abord qu’est ce qui a motivé Chérif Kheddam à se lancer dans la musique ? ll Chérif Kheddam : J’aime la musique, mais je n’ai jamais pensé épouser une carrière artistique un jour. Au début je faisais de la musique pour mon propre plaisir. Quand j’étais dans Thamaamarth (école coranique) à Boudjelil, mes camarades ont remarqué que j’avais une belle voix. Cela remonte à la dernière Guerre mondiale. On suivait une discipline très stricte : se réveiller à 4 h du matin pour réciter le Coran. Pour des gosses de 12-13 ans ce n’était pas du tout évident…

Justement, racontez-nous un peu votre passage dans cette zaouïa. C’était votre père qui vous y a envoyé ? ll Effectivement. Mon père était un khouni. Lui et ses pairs allaient rendre visite ziarath au Cheikh de l’école coranique de Boudjelil. Mon père était assoiffé d’instruction. En France, il logeait avec quelqu’un de qui il a eu un peu d’instruction. J’en garde d’ailleurs, comme souvenirs certains de ses écrits. Il s’est dit : moi je n’ai pas eu la chance de m’instruire, je ferai en sorte que mon fils accède au savoir. Il est rentré de France juste avant le début de la seconde Guerre mondiale. Il m’a donc envoyé à Boudjelil. Moi je n’avais pas le choix à 12 ans. A l’époque, nous aspirions à devenir maître d’école pour gagner un peu d’argent. Par la suite, le destin en a décidé autrement. En grandissant, d’autres voies me sont apparues. Je me suis rendu à Alger, j’avais commencé à travailler. Je me suis même intéressé à la politique avec le PPA, à l’époque de Messali El Hadj. De là j’ai regagné ensuite la France. De nature curieuse et avide de savoir, j’ai commencé en France à porter mon intérêt sur tout : théâtre, musique…Je commençais même à fréquenter l’opéra, car j’aime tout ce qui est musique. Vous imaginez un peu la situation : un simple fellah émigré pour gagner sa croûte, mangeant du pot au feu, se retrouver à l’opéra ! Après j’ai fait la connaissance de quelques musiciens tunisiens, marocains et algériens. C’est là où on a eu l’idée de former une petite troupe à Saint-Denis, on faisait la tournée des cafés. On gagnait ainsi un peu d’argent. Arrive alors la guerre d’Algérie, et tous nos projets tombent à l’eau. La troupe s’est dispersée, les uns sont morts et les autres sont partis chacun de son côté. Et je me suis donc retrouvé à continuer seul… Est-il vrai que vous aviez fait un passage au conservatoire de Paris ?ll Non, je n’ai jamais fait le conservatoire de Paris. J’ai en revanche pris des cours de musique chez des enseignants privés. J’ai commencé chez une dame. Elle était plus jeune que moi. Elle s’est dit : «Qu’est ce qu’il est venu faire ici celui là à son âge ?!» Il est vrai qu’à 28 ans il est un peu tard pour commencer le solfège. J’ai reçu ensuite l’enseignement d’un professeur de musique connu : Fernand Lamy. Un grand professeur responsable des conservatoires de France. Il avait 84 ans. Avec moi il avait consenti de grands efforts, il lui est même arrivé de dormir sur le piano ! Ma démarche était aussi motivée par le souci de protéger mes compositions. Car pour ce faire, il fallait les transcrire en partitions avant de les déposer à l’“équivalent” en France de notre ONDA. Je ne voulais aucunement faire appel à quelqu’un pour écrire mes œuvres. Quels sont les musiciens et chanteurs qui vous ont inspiré et donné envie de faire ce métier ? ll Il n’y a personne en particulier. J’aimais tout ce qui était beau et bien élaboré. J’écoutais de tout. Pourvu que ça soit bien fait. Aussi bien du classique italien, européen, de la musique arabe, française ou kabyle. Dans la chanson kabyle, la star de l’époque était Slimane Azem. On s’accrochait donc à lui. Je me souviens que j’ai acheté sa première œuvre Oufigh Azrem deguouvrid (j’ai trouvé un serpent sur la route), sur un disque vinyle 78 tours. Les goûts évidemment évoluent et se raffinent. J’aime tout ce qui est beau. Même dans la variété il y a des choses bien faites. Cependant, je reconnais que j’avais un penchant prononcé pour le classique. J’écoutais les compositeurs russes comme Tchaïkovski, autrichiens et allemands : Mozart, Beethoven et autres. Avec la troupe qu’on a formé, on s’amusait vraiment à jouer de la musique. On s’est dit que si on arrivait à faire plaisir à nos compatriotes autant qu’on se faisait plaisir, ce serait déjà pas mal. A l’époque, il n’ y avait rien pour distraire les émigrés algériens travaillant en France. Ils avaient en charge tous les travaux pénibles et ingrats dans les fonderies, les nettoyages…Moi-même j’ai travaillé dans une fonderie de 1947 jusqu’à 1952. Figurez-vous que nous faisions carême aux mois de juillet-août avec des chaleurs insoutenables et une rupture du jeune à 10 h du soir ! J’en garde même une trace : un morceau de fonte est tombé sur mon orteil, encore bleu aujourd’hui… Comment l’idée vous est-elle venue d’introduire le quart de temps dans la musique kabyle ? ll J’ai toujours aimé le quart de temps. A l’époque, la plupart des chanteurs kabyles ne savaient même pas ce que voulait dire quart de temps. Je l’ai découvert sur un luth. J’écoutais la musique orientale, et j’y décelais quelque chose de particulier. La musique occidentale est basée sur deux modes musicaux principaux : le mineur et le majeur. Elle varie selon des nuances propres à elle. Mais la musique arabe est caractérisée entre autres par le quart de temps. C’est comme ça donc que j’ai décidé de l’introduire dans la musique kabyle. On dit que vous avez utilisé des tempos latinos dans vos compositions au cours des années 1960, notamment dans un de vos titres, Svah El Khir ? ll Effectivement, sur ce titre et celui de Lahdjav T-harith. A l’époque, la musique latine était à la mode. Il y avait le cha-cha-cha, le tango. C’était bien avant les années soixante. Comme je l’ai dit, j’aime tout ce qui est beau et nouveau. Je ne fais jamais de distinction entre les genres musicaux, tous se valent pourvu qu’ils soient beaux. Je n’ai jamais dit que j‘étais original. Je me contente de m’inspirer de ce qu’il y a et de tout ce que j’aime. Si quelque chose me trotte dans la tête je le concrétise. J’acquiers un savoir pour l’exploiter. Chose qui m’a ouvert des horizons. Je faisais de l’oriental, du classique et autres. D’ailleurs, beaucoup m’ont classé dans des genres différents. De toute façon moi je parle kabyle, je fais de la musique kabyle et j’essaie de l’enrichir du mieux que je peux. Cela est valable aussi pour les textes. Alors, qu’on dise que je m’inspire des Italiens, des Russes, m’est complètement égal. Dites-nous avec quels artistes internationaux vous avez travaillé ?ll J’ai collaboré avec des musiciens. Le célèbre chanteur français Jean Ferrat, je l’ai rencontré ici à Hassi Messaoud il y a trente ans. A l’époque je travaillais à la RTA. J’en ai croisé beaucoup d’autres aussi tel Charles Aznavour, dans des concerts. Pour les musiciens, j’ai travaillé avec pratiquement tout le monde : Juifs, Chinois, Italiens… Quelques noms… ll Je ne pense pas que ce soit des gens connus. Les musiciens sont des personnes discrètes. Ils sont de bons artistes, et c’est suffisant. Ceux qui peuvent devenir célèbres ce sont soit les violonistes, soit les pianistes, qui se lancent dans des carrières solos et écument les salles de spectacles à travers le monde… Vous écoutez beaucoup de musiciens classiques ? ll Oui énormément. Du Wagner, du Tchaïkovski, du Mozart, du Beethoven. Je suis avide d’explorer les nouvelles choses. J’ai essayé d’apprécier et d’assimiler ce que je découvrais. Les maîtres du classique, je les aimais déjà avant de commencer dans la musique… Un en particulier ?ll Je n’ai pas de préférence pour l’un ou pour l’autre. Il y a tellement de belles mélodies. Beethoven avec sa Cinquième symphonie, Mozart avec la Petite musique de nuit, Tchaïkovski et son Lac de cygnes. J’aime aussi beaucoup les compositeurs italiens… Parlez-nous de votre luth. Cet instrument ne vous quitte plus depuis plus de 40 ans… ll J’ai découvert au début la douceur du son du luth. Le son du luth était opposé à celui du banjo, qui est agressif. J’ai acheté en 1957 un vieux luth qui date de 1915 ! Je l’ai acquis pour la somme de 400 DA. Une véritable pièce de musée. Fort malheureusement, des voleurs se sont introduits chez moi pendant mon absence, ils ont tout cassé même mon vieux luth ! Actuellement il est en piètre état. Et puis à cause de ma maladie (Chérif Kheddam fait des hémodialyses trois fois par semaine, ndlr), je ne peux plus jouer, car il me serre le bras et empêche le sang de circuler normalement. Il me reste encore le piano. Mais je tiens à souligner que je ne suis pas un excellent luthiste comme beaucoup le prétendent. Une particularités de vos œuvres est la place prépondérante que vous accordez à la femme dans vos textes. Un fait inédit à l’époque…ll J’ai eu des reproches pour cela à l’époque. L’obscurantisme était là, il ne vient pas de naître, il est naît il y a longtemps. J’avais essuyé des critiques et des réflexions émanant de mon producteur de l’époque, Pathé Marconi. Pour lui, ce n’était pas quelque chose qui allait marcher. J’ai accepté ses réflexions du genre : “Tu te prends pour Beethoven”, “qui veux-tu qu’il écoute Beethoven”, “tes frères font du 20 à l’heure toi tu veux faire du 120”. Moi je lui est opposé mon entêtement : «tu acceptes ou pas, c’est comme ça !». J’étais jeune et bouillonnant d’énergie. Je n’étais pas épargné aussi du côté de mes compatriotes : «tu va te faire fusiller», «qui accepterait d’écouter ça ?». Ce à quoi je répliquais toujours : «j’avais envie de le faire je l’ai fait». Et puis si les Algériens voulaient avancer, qu’ils le fassent, sinon qu’ils restent à leur place. Il a fallu 30 ans au directeur artistique pour la méditerranée et le Moyen-Orient de Pathé Marconi pour qu’il se rende compte que j’avais raison. Dites-nous un peu plus sur votre nouvel album…ll Tout d’abord je dirais qu’il y a un DVD du concert anniversaire de mes 40 ans de carrière, en 1996 au Palais des congrès à Paris, qui est déjà en cassette vidéo, qui va sortir bientôt. Il a bénéficié de meilleures qualités sonores et vidéo que sur la cassette VHS. Ce travail je le dois à mon ami de longue date, Tahar Boudjeli, qui a consenti des efforts herculéens pour produire mes œuvres. Il ne le fait pas uniquement pour moi, mais aussi pour notre culture. Il ne prend pas en charge d’autres artistes. Il n’a aucune notoriété dans le milieu artistique. Il ne s’occupe que de moi. C’est lui aussi qui s’occupe quasiment de tout, plus que les autres partenaires, des préparatifs du concert du 31 octobre. Je ne sais d’ailleurs pas comment je pourrais le remercier. Pour le nouvel album, il faut savoir qu’il comprends de nouveaux titres, une dizaine ou plus peut-être. Toutes mes œuvres ont été récupérées dans les archives en version originale et mises en albums sous forme de compilations qui seront mises sur le marché au fur et à mesure. Cela a été possible grâce à Tahar qui a pu récupérer toutes les archives, qui, je le signale, pourraient disparaître complètement. Parlez-nous de la collaboration avec Karima sur son dernier album…ll On a terminé l’enregistrement de cet album. Il est actuellement en phase de production. Il sortira d’abord en Algérie, puis en France. Peut-on savoir combien de temps vous prend la composition d’une musique et l’écriture d’une chanson ? ll Cela dépend des chansons, des idées que je pourrais avoir. Je vais vous dire quelque chose qui vous donnera une idée sur la question. En 1965, j’étais dans un bus bondé de monde. Il m’est venu en tête une expression kabyle connue. L’idée d’en faire le titre d’une chanson me traverse l’esprit depuis ce temps là. Mais c’est seulement en 1982 que la chanson a vu le jour. Vous voyez donc que rien n’est bien précis. Tout est spontané. Parfois je commence des œuvres que je laisse de côté pendant longtemps avant d’y revenir. Je fais beaucoup de recherche concernant notamment les modes musicaux et autres techniques avant de me lancer dans l’élaboration d’une composition. Vos chansons les plus difficiles à composer ? ll Il y a Lemri (le miroir), Ich Ezzeman (vivre son époque) par exemple. Ce sont des compositions que je qualifierais d’osées pour l’époque, en matière de mélodies. Même l’orchestre avait des difficultés à les jouer. Le grand musicien Missoum a même dit une fois : «D’où vient ce phénomène pour faire de pareilles compositions ?». Je me souviens que les musiciens avec lesquels je travaillais me disaient : «Pourquoi tu nous compliques les choses. Pourquoi tu nous fatigues comme ça ?». Ils n’avaient pas l’habitude de jouer des choses de ce genre. A ce propos, je suis persuadé que si je n’ai pas accompli un tel travail de recherche et d’élaboration je ne serais pas là aujourd’hui…Ce qui fait plaisir, c’est que je sois écouté par la nouvelle génération. Même si pour la majorité, les textes profonds, et les mélodies «compliquées» sont inaccessibles… Ce sont les intellectuels qui font le plus gros de mon public. Et je dirais aussi que c’est grâce aux étudiants que mes œuvres continuent à plaire et à être appréciées…

Propos recueillis par Elias Ben

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