“ Celui qui tue les moines, il se rapproche de Dieu et tous avaient soif de meurtre : il n’y en avait pas un qui ne voulait pas les égorger tous les sept ! » L’homme qui parle s’appelle Laid Chabou. Trapu, un visage sur lequel rien ne se lit, reflet lisse du compagnonnage avec la banalité du mal.
Proche lieutenant de Djamel Zitouni, le chef du Groupe islamique armé (GIA) en cette année 1996, Laid Chabou était là ce 21 mai, quand, dans le maquis de Bougara, ordre fut donné par Zitouni de tuer les moines français, enlevés deux mois plus tôt au monastère de Notre-Dame de l’Atlas, près du village de Tibéhirine, qui signifie « les jardins » en berbère. Il a fallu des années de patience, de rigueur mais aussi de passion à Malik Aït Aoudia et Séverine Labat pour retrouver les témoins directs de la tragédie d’il y a dixsept ans. Celle des frères Luc, Christophe, Paul, Célestin, Bruno, Michel et de leur prieur, frère Christian. Christian qui écrivit quelques mois avant l’enlèvement : « S’il m’arrivait un jour d’être victime du terrorisme, j’aimerais que ma communauté ma ville, ma famille se souviennent que ma vie a été donnée à Dieu et à ce pays. » La vérité sur l’assassinat des moines de Tibéhirine est une vieille bataille, un autre maquis. Après le fleuve de sang, un fleuve d’encre a coulé. Pourtant, les terroristes du GIA ont revendiqué le crime dans le communiqué 44 de leur bulletin « Al Ansar ». Néanmoins, pour dédouaner l’islamisme de sa barbarie, certains ont imputé l’assassinat à une bavure de l’armée algérienne ou à une machination des services secrets. C’est dans les journaux, voire devant les tribunaux qu’on s’est affrontés. Marianne aussi s’est retrouvé dans les prétoires pour rappeler les faits et les forfaits, la sauvagerie du GIA. Cette fois encore, dix-sept ans après les meurtres, la polémique va faire rage. N’en doutons pas. Car cette fois, plus que jamais, l’idéologie – celle qui décrète coupables par nature l’armée et le pouvoir algériens – voudra ferrailler contre la force et la véracité du témoignage. Nous avons suivi étape par étape la réalisation de ce document terrible (lire Marianne no 752) qui met un point final à la récriture de l’histoire algérienne. Le parcours des journalistes fut difficile, dangereux : il mettait face à la caméra les acteurs, les terroristes d’hier. Et quelques Algériens qui réussirent à survivre. Les moines, qui soignèrent naguère les combattants du FLN, avaient refusé de quitter le monastère malgré les menaces du GIA qui promettait de tuer tout étranger non musulman resté sur le sol algérien après le 1er décembre 1993. Ils restaient fidèles aux villageois, au dispensaire et à la coopérative agricole qu’ils avaient créée. Ils s’accrochaient à deux ferveurs rappelées par leur prieur dans ce qu’il appelait sans illusion son « testament » : la foi chrétienne et l’amour de l’Algérie. L’immense succès en 2010 du film de Xavier Beauvois Des hommes et des dieux, inspiré du drame, a permis de mesurer à quel point leur mémoire reste, aujourd’hui, gravée dans l’opinion française. Elle l’était aussi dans le coeur de Malik Aït Aoudia, réalisateur et journaliste algérien. « Je voulais rendre hommage à ces hommes qui aimaient mon pays et ne l’avaient pas abandonné malgré le fleuve de sang et la solitude. Ma part à moi, c’était de faire toute la vérité sur leur martyre », résume notre correspondant à Alger qui est aussi l’auteur, déjà avec Séverine Labat, du film Autopsie d’une tragédie, sorti en 2003.
Statufié par l’horreur
Nous vous livrons ici les témoignages les plus saisissants du document. Mohamed Benali, le gardien du monastère, qui avait grandi dans la proximité des religieux, comme tous à Tibéhirine, entre le dispensaire de Notre-Dame de l’Atlas et la coopérative agricole, est le premier témoin de l’enlèvement. Il s’étonne toujours d’être vivant, recompte les pas qui l’ont mené sous la menace, jusqu’à la porte de la cellule du prieur : « Cette nuit du 26 mars, ils sont entrés avec leur chef qui voulait parler à frère Christian, il portait une barbe rousse et des lunettes… » Ce chef, c’est Abou el-Hareth, l’un des petits chefs du GIA, un véritable boucher. Mohamed Benali va réussir à cacher aux terroristes qu’il y a davantage de monde au monastère : deux autres moines et 15 invités. Il parvient à s’enfuir et se cache toute la nuit dans un buisson. Le groupe est parti, lui, avec ses sept otages. Larbi ben Mouloud, un villageois enlevé avec son frère qui sera tué. Il partagera la première nuit de captivité des moines : « Les hommes de Zitouni les avaient conduits dans la pièce à côté c’était une cache dans le maquis de Guerrouaou… » Omar Chikhi, l’un des sept membres fondateurs du GIA. Il est curieusement jovial, l’air assez satisfait de redevenir une figure importante de la terreur qui en évoque d’autres : « Djamel Zitouni me disait que les geôliers avaient été influencés par les moines, ils les voyaient prier, ils déposaient leurs armes, alors Zitouni changeait tout le temps les geôliers… » Hassan Hattab, qui quitta le GIA après l’assassinat des moines, qu’il réprouvait, pour fonder le Groupe salafiste pour la prédication et le combat, ancêtre d’Aqmi. Solennel, trônant dans le fauteuil d’un superbe salon, il raconte les états d’âme qui l’opposaient à Djamel Zitouni, son rival parmi les chefferies du maquis intégriste : « Zitouni m’a appelé et m’a dit : “Je t’informe que j’ai tué les moines ce matin.” Je lui ai répondu : “Dans ce cas, on ne va pas pouvoir continuer à travailler ensemble… Tu as eu peur de tes hommes plus que de Dieu ?” » Abou Imen, le dernier geôlier des moines, qui a assisté à leur décapitation. Il dit tout, mais son corps ne bouge pas. Comme statufié dans la gangue de l’horreur, près de deux décennies plus tard : « On n’a pas tiré une seule balle, de toute façon on manquait de balles. Ils ont tous été égorgés au couteau. L’un d’eux m’a dit : “Tiens, égorge !” J’étais pétrifié. Il m’a poussé et l’a égorgé. »
L’ego des politiques français
Fethi Boukabous, le garde du corps de Djamel Zitouni : « Quand on a amené les moines au QG de Zitouni, j’ai assisté aux discussions pour la rédaction du communiqué 43, qui réclamait en échange la libération d’Abdelhak Layada, emprisonné depuis 1993… » Car l’enlèvement des moines devait permettre au GIA de se faire reconnaître comme interlocuteur par la France. Alors préfet du Var, proche de Charles Pasqua, Jean-Charles Marchiani était un expert des libérations d’otages depuis celles de Jean-Paul Kauffmann, Marcel Carton et Marcel Fontaine, à Beyrouth, en 1988. Fort de ses contacts avec les réseaux du GIA comme avec le général Lamari, chef d’état-major de l’armée algérienne, il s’était proposé à Chirac, via Pasqua, pour négocier en secret. Alain Juppé Premier ministre, ne devait rien savoir. Mais une info, sortie dans le Parisien, sur la présence de Marchiani à Alger révèle toute l’affaire. Juppé furieux, qui ne supporte pas l’intrusion « de services parallèles dans les affaires de l’Etat », ordonne qu’on mette fin dans l’heure à la mission de Marchiani. Et il parle, Jean-Charles Marchiani, il balance même : « Le 10 mai 1996, j’ai appelé mes contacts à Alger en les prévenant que j’étais dessaisi de l’affaire. Et j’ai prévenu Paris qu’en interrompant tout, les moines seraient bientôt morts… » Ce que prouve aussi ce film, c’est que l’ego des politiques français, les imbroglios et les rivalités au coeur de l’ambassade de France à Alger ont donc joué leur rôle dans le drame. A l’ambassade, on laisse s’évaporer dans la nature, sans même le filmer ni le filer, Mustapha Abdallah, l’envoyé du GIA venu déposer, avec les exigences de Zitouni, la cassette audio avec les voix des moines, la « preuve de vie » indispensable à la négociation. Ce petit télégraphiste, ancien chauffeur de l’ambassade qui avait invité les diplomates à son mariage, était pourtant le frère du chef du commando qui avait détourné l’Airbus d’Air France le 24 décembre 1994… Le fil est rompu avec l’interruption de la mission secrète Marchiani. Djamel Zitouni est fou de rage. Le 15 mai, son garde du corps, Fethi Boukabous, se rend à l’armée et lâche tout ce qu’il sait. Les forces spéciales algériennes vont investir toute la région mais le maquis est trop vaste. Zitouni déplace les otages de son QG, désormais repéré jusqu’à une masure perdue, qui porte bien son nom sinistre de « Maison rouge ».
Indifférence totale
Abou Imen, le dernier geôlier : « Ils avaient froid, on leur donnait de la nourriture avariée, ils étaient malades, les plus âgés, très malades… » Derniers jours sinistres jusqu’à l’atrocité finale, ce 21 mai où Zitouni a pris la décision de l’égorgement. Cinq d’abord. Puis les deux derniers tués en route. Tout d’abord les corps sont abandonnés. Laid Chabou, lieutenant de Zitouni : « On les a d’abord laissés sur place sans les enterrer… » Abou Abderrahmane, agent de liaison du GIA : « Ceux qui les ont égorgés s’appellent Abou Nouh, de la Kasbah, Rachid Oukali, Abdelghani, de Sidi Moussa, Omar Abou Lhitem, de Bouguera, qui était toujours volontaire pour les égorgements. » L’armée algérienne poursuit sa traque acharnée à la recherche des moines : Zitouni comprend qu’elle ne relâchera sa pression qu’avec la preuve de leur fin. Alors, le chef du GIA pourra peut-être échapper aux militaires. Abou Mohamed, émir du GIA à Tablat : « Quand Zitouni a pris la décision de s’en débarrasser, il n’était pas facile de prendre les corps en entier, alors ils les ont décapités.» Abou Mohamed parle des restes des moines avec une indifférence totale, comme s’il s’agissait d’un colis comme un autre, d’un ordre comme un autre : « Ils ont enterré les corps dans la montagne de Bouguera. Et moi, j’ai emmené les têtes dans une voiture pour les jeter sur la route. » Sous un arbre, à l’entrée de Médéa. C’est là qu’elles seront découvertes par un automobiliste. Pendant ce temps-làZitouni diffuse son communiqué 44 : « Le président français et le ministre des Affaires étrangères ont déclaré qu’ils ne dialogueraient pas et ne négocieraient pas avec le Groupe islamique armé. Ils ont tranché en stoppant tout ce qui avait été entrepris. Nous avons alors tranché la tête de tous les moines. » Au GIA, c’est l’heure des règlementsde comptes. Sid-Ali Benhadjar, « émir » de Médéa, finira par tuer son collègue Djamel Zitouni, le 16 juillet 1996. Benhadjar, aujourd’hui parfaitement libre de ses mouvements, continue pourtant à justifier l’assassinat de 12 Croates, après l’ultimatum du GIA donné aux étrangers fin 1993. L’un des cauchemars de ce film : après tant de sang, ce calme des bourreaux, complices, hommes de main ou terroristes « dissidents ». Leur aisance à parler et vivre dans une Algérie où le mythe de la « concorde nationale » décré-tée par le président Bouteflika a interdit tout retour véritable sur le passé… Deux mois après la découverte des restes des moines, Mgr Claverie, l’évêque d’Oran, est assassiné. On avait déjà tué des religieuses qui s’occupaient d’une bibliothèque et de soutien scolaire aux enfants pauvres. Le calvaire se poursuit. Pourtant, les chrétiens ne partent pas. Comme les sept moines de Tibéhirine, ils aiment plus que leur vie cette Algérie du deuil et de la lumière. C’est aussi à leur présence qu’est dédiée ce film bouleversant.
Par Martine Gozlan
* Le Martyre des sept moines de Tibéhirine sera diffusé le 23 mai à 23 heures sur France 3 au cours d’une soirée spéciale, après le film de Xavier Beauvois Des hommes et des dieux.