Amar Naït Messaoud
Jamais sans doute le culte de l’argent, et non la culture de l’argent, n’a imposé sa présence avec l’aplomb et le poids qui sont aujourd’hui les siens en Algérie. Si le pays bénéficie d’un climat d’embellie financière, il est surtout issu d’une industrie énergétique du type minier, c’est-à-dire dont l’extraction a une fin, du fait que le gisement ne se renouvelle pas. Cette économie extractive n’arrive même pas, contrairement aux ambitions des années 1970, à donner naissance à une véritable industrie de transformation, type pétrochimie. On le voit aujourd’hui ; la frénésie de la consommation des carburants a amené le pays à importer pour trois milliards de dollars d’essence et de mazout. Le comble pour un pays producteur de matières premières, et de surcroit, membre de l’OPEP. Le culte de l’argent, exacerbé par une prospérité précaire assurée par les augmentations des salaires, a consacré le culte de la voiture, et non la culture de la voiture. Les routes et autoroutes du pays sont saturées avec un parc de presque sept millions de véhicules. Le culte voué à la voiture est si paroxystique qu’il a consacré la voiture avec pour seul voyageur, le chauffeur. On voit le phénomène dans les villes et sur les grands axes routiers. Certains foyers sont devenus des collections de voitures. Les points les plus reculés du pays, les cantons et les endroits les plus discrets, que les anciens randonneurs ne pouvaient atteindre qu’à pieds, sont aujourd’hui accessibles en voiture. À Tikjda et Assoual, pendant les jours de week-end, on ne trouve place ni pour se garer, ni pour se reposer, ni pour admirer calmement le paysage. Écouter le silence, selon la vieille métaphore, est devenu un luxe inaccessible. Un contraste terrible entre la beauté et le charme de la nature, d’une part, et l’alignement « industriel » de centaines de voitures, d’autre part. L’usage de la voiture est aussi facilité par le…soutien de l’État au prix des carburants. Toujours l’argent. On subventionne le fuel pour boucher les routes, créer le tapage et le désordre sur les lieux touristiques et faire le bonheur des mécaniciens et des tôliers. Les cortèges nuptiaux qui se transforment en deuil ne font presque plus la Une des journaux ; ils passent en entrefilets, banalisant une grave situation où chacun pense que ça n’arrive qu’aux autres. L’argent a perverti, dénaturé voire dissous les relations entre les membres d’une même famille. La Kabylie, connue comme bassin de pensionnaires de l’euro en connaît malheureusement un bout. Les affaires portées devant les tribunaux par des parents contre leurs enfants à qui ils ont signé une procuration de retrait d’argent, ne font que se multiplier. Des dizaines, voire des centaines de parents, pensionnaires, censés vivre à l’aise de leur rente, sont dans la dèche et nourrissent plutôt d’insatiables avocats. Des pensionnées, femmes de chahids, remariées ou pas, se sont retrouvées, à la fin de leurs jours, dans des situations inextricables avec leurs proches, parfois leurs propres enfants. « L’argent, qui corrompt tout, ne laisse intacte que la misère », disait l’écrivain et publiciste Philippe Bouvard. Dans la situation que vit l’Algérie depuis une dizaine d’années, l’argent surgit comme un nouvel élément ; un élément fondamental, un moteur qui gère et gouverne les relations entre les êtres, les familles, les amis, les responsables, les partis et même les institutions. Élément perturbateur, générateur de nouvelles valeurs (ou de non-valeurs), il somme les différents acteurs de se déterminer par rapport à lui. C’est un grain de la machine qui a fini par être apprivoisé socialisé et intégré définitivement dans l’organisation (ou la désorganisation) de la société. L’émergence de nouvelles fortunes, investissant anarchiquement dans le foncier et l’immobilier, n’a attiré apparemment l’attention d’aucun organe de contrôle. Ce dernier, s’il existe, est probablement amadoué et domestiqué par l’argent. Les interrogations les plus ordinaires, les plus fréquentes, à ce sujet, sont celles de gens désargentées, qui n’ont de compte à rendre à personne.
Un géant aux pieds d’argile
Les terrains publics, souvent agricoles, squattés et construits par indus occupants à la périphérie des villes, c’est aussi une question d’argent qui cherche un débouché. Des villas et maisons de campagne s’alignent. L’administration finit, par la suite, par s’aligner elle aussi en raccordant ces logements à l’électricité aux réseaux d’eau, de gaz et d’assainissement. On évoque et on invoque des élections législatives anticipées parce que, dit-on, des dizaines de députés auraient été élus grâce à la « ch’kara », un terme algérien sui generis pour désigner des pots-de-vin qui ne transitent par aucun compte. On est très attaché à la monnaie fiduciaire, celle qui a succédé historiquement au troc ; et ont fait peu cas de la monnaie scripturaire. Un seul geste, arboré dit-on pour espérer amorcer une « dynamique » future, a été accompli par le ministère des Finances en avril dernier. C’est le payement par chèque des impôts lorsque le montant dépasse 100 000 dinars. Mais, que sont devenues les promesses, non les décisions, relatives au payement par chèque pour toute transaction supérieure à 500 000 dinars? Elles sont balayées par le spectre, la hantise du Printemps arabe, en janvier 2011. Quelques années auparavant, ont pris la même mesure pour une somme dix fois plus petite, 50 000 dinars. Le résultat, on s’en doute, est…sans résultat. La procédure a été contrariée par les barons de l’informel au point qu’elle n’a même pas été initiée. Elle fut tuée dans l’œuf. Le nouveau culte de l’argent, loin de toute culture, a produit son propre jargon en Algérie, dont la « ch’kara », « beggar »,…etc. Sur l’ensemble des informations qui sont débitées par tous les moyens d’information, les Algériens s’arrêtent spécialement sur celles relatives aux détournements de fonds, à la dilapidation des deniers publics et à la corruption. La littérature journalistique est bien riche en la matière depuis quelques années, sans que l’appareil de la justice ait pu élucider toutes les affaires colportées par la presse. Il est, bien entendu, des cas où la presse s’empresse à rapporter des rumeurs, des ragots, auxquels se mêlent des affaires vraies. On ne fait pas dans la dentelle: « le journal tel l’a dit ». Cela suffit à alimenter le landerneau algérien et à amener des citoyens à vouloir demander des comptes. Pourquoi pas, après tout? Et si de tels comportements pouvaient initier une forme de culture citoyenne ! Mais, le culte de l’argent est là bien installé jusqu’à nouvel ordre. Le nouvel ordre peut être à l’image de cette intrigante histoire de la SARL « Al Waâd Sadek », un fugace empire dont la magie de son initiateur a fait un géant aux pieds d’argile, arrivé à la phase du « solde pour tout compte » (STC) par lequel les comptables couronnent la fin de carrière d’un employé.
