Sortir de l'engrenage

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  Par Amar Naït Messaoud

L’école algérienne révèle chaque jour ses limites et fait montre de son manque d’ambition. On ne peut cependant pas imputer cette situation aux élèves. Ils sont plus de huit millions à se rendre chaque jour à l’école primaire, au collège d’enseignement moyen et au lycée dans le but de recevoir un enseignement qui puisse leur accorder un statut social que, peut-être, leurs parents n’ont pas pu obtenir. Malgré la routine des problèmes qui reviennent chaque année avec le même aplomb, l’école demeure un lieu sacré même s’il a plusieurs fois été profané par des actes de violence, réduit en un simple marché de notes à distribuer, voire à monnayer, et même si également ce lieu a été soumis parfois à des démarches antipédagogiques, du genre fraude ou copiage à l’examen du baccalauréat. C’est que l’Algérie, dans son entreprise de modernisation économique, sociale et culturelle, n’a pas d’autre solution que de tout investir dans le savoir, la connaissance et la formation sous toutes leurs formes. Le pays a beaucoup investi en matière d’infrastructures scolaires et d’équipements d’éducation. Des pays d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine, ayant à peu près le même poids politique et économique que l’Algérie nous envient sur ce plan. Les plans quinquennaux initiés depuis 1999 ont largement profité aux secteurs de l’éducation, de l’enseignement supérieur et de la formation professionnelle. Écoles primaires, collèges, lycées, universités, centres et instituts de formation professionnelle, cantines, transport scolaire et universitaire, laboratoires, accès à l’internet, et d’autres réalisations encore, constituent des acquis que personne ne peut contester. Il y a même, dans certaines zones rurales, des écoles abandonnées, fermées ou désaffectées suite à un manque d’effectifs d’élèves répondant aux normes de la carte scolaire. Ce qui, en revanche, est légitimement contestable, c’est le résultat atteint par ces gigantesques efforts de la collectivité nationale, exprimé en termes de réussite pédagogique et de contribution au développement de l’économie nationale. Le constat est amer et est établi non seulement par des parties extérieures au système d’enseignement et de formation, mais aussi par une grande partie de ceux qui, administration et enseignants, sont pleinement impliqués dans la gestion de ce secteur. De réformes en méformes, les constats et les bilans de la chute aux enfers se suivent et se ressemblent. Cela dure depuis au  moins le décret instituant l’école fondamentale en 1976, entré en vigueur en 1980. On quitta ce système vingt ans après sur la pointe des pieds, sans que l’on fasse un bilan critique des dégâts commis et des dérives survenues. Des générations sont passées. Hormis certains élèves chanceux, ayant un statut social qui leur a permis de dépasser les handicaps de l’école publique, la majorité fait partie de cette génération que l’on qualifia d’ « analphabète bilingue ». L’école algérienne était devenue un laboratoire grandeur nature dans lequel les contradictions de la société les enjeux de pouvoir, les luttes idéologiques ont élu domicile. Il y eut tout cela, et la pédagogie déguerpit dans une atmosphère d’abandon général, de démission collective, y compris celle des parents. La nomenklatura, formée sous l’ère Chadli, continue à réserver des places dans des écoles à l’étranger à sa progéniture, le reste du « tout-venant »  subira une école publique réduite en pugilat idéologique loin des canons scientifiques et rationnels. 

Un modèle dans l’impasse

Tout, dans la suite du cursus scolaire et universitaire, exprime le désarroi et l’impasse du modèle de l’école algérienne. Pratiquement aucune matière n’échappe aux entortillements d’une pédagogie qui se décline selon les humeurs des gestionnaires et selon la soumission des pédagogues aux orientations politiques, voire politiciennes. À vrai dire, le niveau acquis par les élèves de terminale, préparant leur baccalauréat, est suffisamment illustratif de l’échec du modèle pédagogique. Le volume de leçons programmées, dépassant souvent le niveau des élèves et impossible également à contenir dans le volume horaire prévu, fait que, une partie des leçons est destinée à être apprise par cœur et à l’autre partie on revendique la mythique « ataba » (limitation du seuil de leçons à réviser). Dans ce marché de dupes, où tout le monde est complice, c’est tout le système éducatif qui s’enfonce dans l’absurde et c’est tout le pays qui perd. La « ataba » est, au même titre que certaines concessions sociales du gouvernement, devenue un « acquis social ». On sort dans la rue, on sèche les cours, on casse les meubles et les vitres de l’école, pour la revendiquer; et la revendiquer à « temps », c’est-à-dire selon le nombre de leçons que la fantaisie des élèves aura fixées dès janvier ou février. Le même scénario revient chaque année où l’on assiste au ministre de l’Éducation, pris à la gorge et sommé de répondre aux « doléances » de la rue, répondre que les examens ne « porteront que sur les cours réellement dispensés ». Cette réponse entendue des centaines de fois de la bouche de l’ancien ministre Boubekeur Benbouzid, et des dizaines de fois de la bouche de son successeur Abdellatif Baba Ahmed, vaut plusieurs aveux. Elle signifie que, en général, les leçons programmées ne sont pas ou ne seront pas toutes étudiées; que cette ponction  se fera selon la règle (ataba) du lycée le moins avancé du pays. Donc, s’il y a un établissement qui, pour une raison ou pour une autre (et les raisons ne manquent pas) se trouve dans un retard extrême dans l’avancement des cours, le ministère le prendra pour référence pour fixer le seuil des leçons qui feront l’objet de l’examen du baccalauréat. Cette excentricité pédagogique, morale et disciplinaire semble prendre son chemin depuis presque sept ans pour devenir la « norme » algérienne.  On a eu à vérifier que, même pour les plus avancés parmi les établissements, leurs élèves n’ont pas retenu grand-chose des cours dispensés en terminale, comme ils ne se sentent pas concernés ni « comptables » des leçons de première et de seconde. Entre les matières, il n’y a presque pas de passerelles ou de voies de communication. Les élèves des sciences expérimentales ne savent pas pourquoi ils étudient la philosophie. Les textes de langue (français, arabes, anglais) ont rarement des atomes crochus avec les orientations de la filière. On fait encore des leçons de rhétorique (balagha) et de prosodie (aâroudh) pour des terminales portés normalement sur la génétique, les probabilités et les sciences de l’atome. Aucune leçon d’arabe ne porte sur ces thématiques. En matière d’histoire-géographie, on se contente de réciter les dates des événements, les superficies des pays et les successions au trône, alors que tout devrait être fait pour mettre en valeur les acquis et le développement de la civilisation technique et technologique. Un autre cas emblématique de la défaillance des programmes scolaires est constaté dans la suite du cursus au niveau de l’Université. Les étudiants en Économie-gestion affrontent des modules auxquels ils ne sont pas préparés, alors que tous les premiers éléments de ces modules figurent normalement dans les programmes de terminale si l’effort pédagogique y était. Ainsi, en est-il du module de sociologie et de celui intitulé « histoire des faits économiques et sociaux » (HFES). Une bonne orientation des programmes de philosophie en terminale aurait pu préparer le futur étudiant aux concepts de sociologie, et une autre pédagogie de l’histoire du niveau de la 2e AS et de terminale, orientée sur les faits économiques et sociaux (crise de 1929, institutions de Bretton-Woods issus de la Seconde guerre Mondiale, les 30 glorieuses, le tiers-monde, l’OPEP,…) auraient déjà fixé l’élève aux grands repères de son module universitaire. Les exemples sont nombreux et se retrouvent presque dans toutes les filières. Il semble que l’un des grands défis des pédagogues et des responsables du ministère de l’Éducation soit justement cette transition entre le lycée et l’Université sanctionnée par l’examen du baccalauréat, et que l’Algérie n’arrive pas à maîtriser. 

Un lourd héritage 

Bien entendu, la terminale est le couronnement d’un parcours scolaire qui commence au primaire. Ce dernier palier, ainsi que celui du collège, souffrent eux aussi des incohérences des décisions politiques. Après tant d’errements, d’erreurs, de navigation à vue, le temps n’est-il pas venu de redresser la barre, de donner sens et contenu à l’école algérienne et de lui donner la place qu’elle mérite au sein de la société et de l’économie du pays? Dans l’engrenage où évoluent l’école et toutes les autres structures de formation (université centre de formation professionnelle), la gestion du quotidien, de l’intendance, des faux problèmes, a fait presque oublier aux gestionnaires et même aux premiers concernés (élèves, universitaires et stagiaires) le rôle et la mission de l’œuvre d’enseignement et de formation. Il faudra impérativement resituer cette problématique et cette vision dans les débats, enclencher une réflexion sérieuse et tracer une nouvelle stratégie pour l’enseignement et la formation dans notre pays. Les tentatives faite par Baba Ahmed d’évaluer les « réformes » de Benbouzid n’ont pas eu le temps et l’heur de s’opérer. L’ancien ministre a été submergé par le lourd héritage dont il eu la charge au point où il a été réduit à gérer les grèves et la « ataba ». Y aura-t-il une école Benghebrit? C’est ce que souhaitent tous ceux, parents d’élèves et gestionnaires et pédagogues frustrés de ne pas pouvoir exercer leur métier, qui tiennent en haute estime l’idée de la refonte de l’école algérienne. Discipline, refonte pédagogique, exigence de niveau et réhabilitation de toutes les valeurs chères au monde de l’école et de l’enseignement; tels sont leurs vœux les plus chers.  La nouvelle ministre, Mme Nouria Benghebrit Remaoun, bénéficie déjà de préjugés favorables auprès d’une large frange de l’opinion. Les dés en sont jetés. 

A. N. M.

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