«Toutes les peines sont capitales pour celui qui parvient au centre du destin ». Kateb Yacine a signé sa propre épitaphe un demi-siècle avant sa disparition. Le scribe au verbe prophétique et féroce n’existe désormais que par le « nom » qu’il a habité douloureusement, lequel ne trouve refuge, aujourd’hui, que dans la nostalgie de ceux qui eurent à décoder en temps réel l’œuvre éparse, à la densité parfois opaque, en même temps que l’homme dispersé dans ses improbables pérégrinations d’où il est revenu à chaque fois avec des certitudes intactes. Journaliste entre autres, il n’a pas manqué un seul rendez-vous important pour croiser la polémique avec ses confrères européens, englués dans la défense d’un Occident sans boussole historique. Puis, plus tard, à interpeller tous ces « frères monuments » qui ont confisqué le « polygone étoilé » commun à tous, en reconstituant des coteries d’intérêts. Sans concession non plus vis-à-vis de ceux qui se réclamaient de la même vocation, il eut parfois des mots très durs pour accuser l’Union nationale des écrivains de capituler sans se battre face aux pressions politiques. Lui reprochant de s’être rendue avec plumes et revues et s’être mise au service des puissants du moment, il eut la dérision assassine, quand il lui a fallu qualifier son secrétaire général, Jean Sénac, de « Jean Serrak » (voleur). Même si, avec le recul, ces coups de gueule excessifs sont aujourd’hui relativisés, ils participent, néanmoins, au portrait du poète. Ce vigile intransigeant autant que sa « Femme sauvage » quand, dans une tirade, reproche au vautour de n’être qu’un « hiéroglyphe solaire »/…grand sculpteur de squelettes/et qui se…considère comme un artiste ». Ecrivain d’une inimitable fulgurance verbale quand la plume le sollicite, il est pourtant d’une réserve oratoire qui confine au handicap. Homme d’écoute, il est économe en paroles, sauf quand la courtisanerie lui pèse et qu’il souhaite s’en affranchir. Son oeuvre monumentale « Nedjma », abusivement intitulée « roman », est surtout un long poème en prose romancée. Et la trilogie du « Cercle des représailles » un « théâtre poétique ». Ce que Edouard Glissant dans la préface de la première édition a qualifié de « réalisme poétique », ajoutant que c’est une « manière qui dépasse considérablement la plate uniformité du réalisme intégral ». Connu, reconnu et consacré Kateb Yacine, pourtant cessera de produire pour l’édition à partir de 1970. Avec la publication de « L’homme aux sandales de caoutchouc », où il met en tableaux dialogués la guerre du Vietnam, il clôt le cycle de la graphie pour prospecter l’écriture collective et entamer une autre carrière de dramaturge : monter une troupe, élaborer des thèmes, orienter la créativité et produire le spectacle en véritable homme-orchestre. Les « Mohand prend ta valise » et « La guerre de 2000 ans » auront suffi à le faire reconnaitre comme un immense novateur, lui que l’on croyait confiné dans la solitude de l’écriture. En une formule-choc, cet intellectuel revendiquera le parler populaire comme éminemment productif, déclarant avec un sens aiguisé de l’humour : « Je remercie ma mère d’avoir arabisé la langue française ». Ainsi, quelques années plus tard, Kateb fournira une solide raison à cette révérence maternelle. En faisant entrer par effraction dans le milieu conformiste et frileux du théâtre, le parler populaire et des thèmes iconoclastes, Kateb s’est, une fois encore, signalé comme un agitateur aux yeux du pouvoir. Du squat du Théâtre de la mer, en passant par l’Action culturelle des travailleurs (ACT), le poète et ses troubadours « nomadiseront » au gré des mesures d’interdiction, avant d’atterrir à Bel Abbès.
C’était sa dernière halte, là où il posera définitivement son baluchon.
N.Maouche