Revivifier le mythe fondateur

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Soixante ans après le déclenchement de la Guerre de libération nationale, un certain 1er novembre de « la Toussaint rouge », comme l’ont dénommé les médias français de l’époque, les Algériens se souviennent non seulement des premières balles qui ont été tirés en direction d’un occupant qui est là depuis plus d’un siècle, mais également d’une phase cruciale de l’évolution de la société algérienne qui l’avait fait pénétrer de plain-pied dans la reconstruction de l’État national. Un État dont les vestiges étaient perdus dans les replis de la mémoire collective, remontant probablement à la veille de l’occupation turque, au début du 16e siècle. Ce sont surtout ces retrouvailles avec l’organisation d’un État, fait d’une accumulation historique depuis Massinissa, qui feront de la Guerre de libération nationale un fait saillant, voire unique, au cours des cinq derniers siècles. Et c’est pour cette raison que l’on peut légitimement parler du 1er novembre comme mythe fondateur. Néanmoins, cette étape et ce déclic historiques ne sont pas venus du néant. C’est le résultat inéluctable d’une résistance qui a pris plusieurs formes depuis le début de l’invasion coloniale. Des formes tribales, de masse, pendant plusieurs décennies. Puis, des organisations politiques plus modernes, inspirées des modèles européens (Etoile Nord-africaine, Parti du peuple algérien, Mouvement pour les triomphes des libertés démocratiques, Union démocratique du manifeste algérien, Partie communiste algérien,…). Même si des associations religieuses ont contribué à la diffusion du sentiment national, le véritable esprit révolutionnaire, qui a animé les acteurs du mouvement national et les acteurs du 1er novembre, était basé sur la nécessité de continuité historique de l’Algérie, du refus de la domination coloniale et de la promotion politique des Algériens. En d’autres termes, les idéaux de liberté et des droits de l’homme, dont se vantait la puissance coloniale pour les avoir consacrés chez elle après la révolution de 1789, se sont retournés contre elles lorsqu’ils ont été adoptés par le peu de jeunes Algériens qui avaient le privilège de fréquenter l’école coloniale; comme ont été retournées contre l’ordre inique colonial les idées émanant de l’esprit des Lumières. Premier grand pays occupé par la France quarante ans après sa révolution antimonarchique, l’Algérie sera la dernière colonie à être libérée au prix d’un conflit sanglant, l’un des plus meurtriers, avec la révolution vietnamienne. Au bout de sept ans et demi d’une guerre atroce et de plus d’un millions de martyrs, sans compter les milliers de déplacés et les villages réduits en cendres, les Algériens n’eurent pas la tâche facile pour reconstruire un État dont le souvenir était perdu dans les méandres de la mémoire collective. De même, les luttes autour de la prise de pouvoir n’étaient pas faites pour faciliter une telle mission historique. C’est pourquoi, de graves dérives, commençant par ce qui fut appelé la guerre des wilayas de l’été 1962, grevèrent le processus de reconstruction nationale, constituant, en grande partie, un prolongement des conflits, feutrés ou ouverts, ayant surgi pendant la guerre entre les frères d’armes. En effet, les résultats du Congrès de la Soummam d’août 1956, et l’assassinat de l’architecte de ce même congrès, Abane Ramdane, par des chefs révolutionnaires opposés à la ligne du congrès, ne pouvaient pas rester sans conséquence sur la suite de la révolution et sur la future étape de reconstruction nationale. Il en est aussi ainsi des autres déchirements entre frères de combats qui ont marqué cette guerre sanglante contre l’une des plus grandes puissances de l’OTAN. Les frictions postindépendance ont été aiguisées et portées à leur sommet par les intérêts étroits des coteries et clans qui allaient se succéder aux postes de responsabilité; intérêts qui allaient connaître leur tensions extrêmes lorsque la rente pétrolière prenait de l’ampleur, commençait à créer des clientèles et remplaçait peu à peu l’économie de l’époque, diverse et productive malgré les limites de son accès à l’industrialisation. L’Algérie jouera le jeu de la bipolarité Est-ouest, cédera aux sirènes de l’arabisation précipitée de l’école, jettera un épais voile sur une partie essentielle de son identité financera par le pétrole des usines clefs en main qui seront déstructurées ou fermées à partir des années 1980 et payera les erreurs de gestion et les errements politiques, d’abord par la révolte des jeunes d’octobre 1988, ensuite, par la subversion terroriste des années 1990. Le résultat des courses pour la date fondatrice du 1er novembre est que, peu à peu, son souvenir s’oblitère auprès d’une jeunesse, soit près de 70 % des 40 millions d’Algériens, prise en otage par des problèmes sociaux de grande ampleur, dans lesquels s’imbriquent des questions économiques et des questions culturelles. Ces dernières se manifestent par une perte flagrante de repères, conduisant au suicide, à l’émigration clandestine et autres violences sociales. N’est-ce pas symptomatique que des imams refusent, par un parti pris idéologique, de respecter l’hymne Kassamen en demeurant assis lorsque le chant de Moufdi Zakaria, commandé par Abane Ramdane, était entonné dans une réunion? Il semble que l’école, avec le contenu et le niveau qui sont aujourd’hui les siens, ne soit d’aucun secours pour revivifier d’une façon tangible l’esprit de la révolution du 1er novembre. À lui seul, l’enseignement de l’histoire, avec des méthodes désuètes, fait de dates sèches et de « parcœurisme » débilitant, nous renseigne sur la « révolution » qu’il y a lieu d’opérer dans l’enseignement de l’histoire, non seulement de la révolution algérienne et du mouvement national, mais également de tout le mouvement de l’humanité avec ses grandeurs et ses travers. Pour ce qui est de la Guerre de libération nationale, les acteurs sont en train de disparaître l’un derrière l’autre. Leur devoir immédiat est de témoigner sans limites ni complaisance. Celui des spécialistes en histoire, c’est de recueillir ces témoignages, de recouper les informations et d’en faire des œuvres accessibles au grand public, à partir desquelles devra être alimenté le contenu des manuels scolaires. Dans ces grands moments d’interrogations et de perte de repères, la Guerre de libération demeure une station-phare, un point de convergence de tous les Algériens susceptible de les rassembler sur de nouvelles bases.

Amar Naït Messaoud

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