Nous sommes les hôtes de Da Slimane. Nous sommes arrivés la veille à Assatal, chez les Ath Smaïl. Na Yamna était toute heureuse de nous proposer un couscous spécial agrémenté de volailles de ferme. En fait, c’est le couscous type que l’on propose à Yennayer. Après le copieux dîner suivi d’une infusion dont seule Na Yamna a le secret, nous écoutons Da Slimane qui ne se lasse pas de nous parler du passé lointain et récent de la Crête Rouge, et de la région. Da Slimane a 68 ans, il est grand et sec. Sa femme Na Yamna rappelle extraordinairement le personnage d’Eugénie Grandet de Balzac. Pendant que nous savourions notre thé, le petit Yidir, le petit fils, devant le clavier de son ordinateur – un intrus dans le décor – nous ignorait royalement. Couscous, huile d’olive, chute de tension électrique, bêlement d’ovins, une vielle photo de Hocine Aït Ahmed et un… PC. Un condensé du paradoxe du pays. Il est 21 heures, d’habitude, à cette heure-ci, les Ath Smaïl sont entre les bras de Morphée. Nous avons, en quelque sorte bousculé leurs habitudes. Mais pas pour longtemps. Da Slimane finit par prendre congé de nous : “Il est temps de se mettre au lit. Demain, nous nous réveillerons tôt”, nous dit-il.Le lendemain, six heures. Da Slimane est déjà debout, prêt à affronter une nouvelle journée kabylo-kabyle. Une demi-heure après, nous entendons le bruit d’ustensiles dans la cuisine. C’est sans doute Na Yamna et ses belles-filles qui s’attellent à nous faire honneur. Nouara, notre collaboratrice est toute excitée à l’idée de passer une journée à l’oliveraie. Elle est tout autant impatiente que le ciel annonce une journée printanière. Il faut dire qu’elle sort rarement du bureau et de son F4, coincé dans un quartier populaire et populeux de Bouira.De la cour, nous apercevons Tamgout. Nous sommes émerveillés devant la majesté du mont émergent du Djurdjura, enneigé et ajoutant son grain de beauté à un décor déjà envoûtant. Des mamelons du mont M’laoua, vers le sud, nous n’apercevons que deux silhouettes approximatives : Il fait encore relativement noir.6h30, les “Sbah l’khir”, fusent de partout. Tous les membres de la famille sont plus que debout. Nouara n’est pas tout à fait réveillée. Il faut dire qu’à cette heure-ci, elle, la pantouflarde, dort encore dans son F4. Nous aussi, nous ne sommes pas bien réveillés. Après la troisième cigarette, sans doute, Da Slimane est déjà actif. Il remplit des sacs d’on ne sait quoi, avant de nous inviter : “C’est l’heure d’aller cueillir les olives”. Mais d’abord, il fallait désigner quelqu’un pour rester à la maison et préparer le déjeuner. Moment difficile, nous avoue Da Slimane : “Jamais personne ne s’est porté volontaire. Toutes veulent aller à la cueillette des olives”. Na Yamna attend que quelqu’un se propose. Comme l’a souligné le chef de famille, personne n’est emballé par l’idée de rester à la maison. La première dame jette alors son dévolu sur l’une de ses filles, la cadette.Nous sortons. Nouara ne marche pas : elle sautille en soufflant l’air chaud dans ses petits doigts de midinette. Elle n’avait pas prévu ce verglas. Elle n’avait d’ailleurs pas prévu grand-chose. Ses chaussures à talons soutirent des sourires en catimini à Na Yamna, ses belles-filles et filles. Nous la sentons agacée. Après une trotte de près de quarante-cinq minutes à travers champs et sentiers, nous arrivons enfin à Islan, la grande oliveraie des Ath Smaïl. Le terrain est relativement accidenté. Chose qui ne va pas nous faciliter la tâche. Pendant que nous découvrons les lieux avec notre air de “urbain” ridicule, les Ath Smaïl se démènent. Après la pose des filets autour de quelques oliviers, Da Slimane s’approche de nous pour nous orienter. “Contentez-vous de ramasser les olives”, termine-t-il ses directives sur fond d’un rictus qui en dit long sur l’idée qu’il se fait de nous.Le chef de famille relève le pan de son burnous, en fait un nœud autour de son cou et, comme un félin, s’attaque à son premier olivier. Impressionnante l’agilité du grand-père qui se met à secouer avec ses mains les branches pour que les fruits pleuvent. Nous, nous pensions qu’on secouait les branches avec un amekhtaf (bâton effilé qui sert essentiellement à saisir les figues). En fait, cela n’est pas conseillé car, nous explique-t-on, le amekhtaf érafle les branches. Et dans ce cas, c’est la récolte à venir qui en pâtirait.Le petit Yidir s’amuse à courir derrière les olives qui dégringolent en tombant des arbres. De temps en temps, son grand-père le rappelle à l’ordre : “Attention, ne piétine pas les olives !” Oui, l’olive est, juste après “les moustaches” et le fusil de chasse, l’élément le plus sacré. Quand Da Slimane se met à “raconter” le fruit sacré, nous sommes médusés par la manière dont il parle. De toute façon, il a réussi à nous faire regarder autrement ce fruit qui jusque-là ne nous intéressait pas tout spécialement. Les femmes ne relèvent la tête que pour étirer leurs dos. Elles “picotent” le sol à une cadence effrénée. Aucune olive n’échappe à leurs doigts vifs. Nouara, elle, a du mal à suivre le rythme. Pourtant ce n’est pas faute de volonté. Elle aussi lève la tête pour étirer son dos. La pauvre ! On sent qu’elle a mal. Mais, elle ne se plaint pas. Elle s’efforce même de sourire.La grand-mère s’active à remplir les sacs, tout en surveillant les faits et gestes du petit Yidir et la grande… Nouara.Dix heures. Le soleil, entrecoupé par de jolis cumulus déverse son flux doré à travers les branches. Au loin, nous entendons des voix féminines se saluer. De temps en temps, l’une de ces voix entame un achaouik qui étouffe agréablement le bruit des branches d’oliviers. De temps à autre aussi, des familles dont des jeunes filles le sourire aux lèvres et en robes kabyles, couleur arc-en-ciel, nous saluent avant de continuer leur bonhomme de chemin. Nous sommes en plein dans “Le fils du pauvre” sans Fouroulou.Passé dix heures, Da Youcef descend de l’énième olivier qu’il vient de secouer. Pause-café. Nous nous approchons d’une bâche sur laquelle étaient posés un thermos, des tasses et des beignets. Les femmes, elles, font groupe à part pour casser la croûte. Le petit Yidir ne tient pas en place. Son beignet à la main, il va d’un groupe à l’autre. A un moment donné, il fredonne une chanson de Matoub. Son grand-père le perce du regard. Il s’arrête sec et s’éloigne de nous. Pendant que nous échangeons nos impressions, Da Youcef sort sa boite du tabac à priser. Le café que nous sirotons avait un parfum tout particulier. C’est à croire que nous venions de le découvrir.Environ une demi-heure après la pause-café, la fille que nous avions laissée à la maison arrive avec deux couffins : “Akun iâin Rebbi” (que Dieu vous vienne en aide !). Pendant qu’elle pose le contenu des deux couffins sur deux nappes, chacun de nous a repris sa tâche avec plus d’assurance en ce qui nous concerne. Près de six sacs sont remplis de grains d’olive.“Aâqqa n uzemmur ara yezeid umutur (le grain d’olive que moudra le moteur)”, dit un poème. Les bouts des doigts de Nouara sont méconnaissables. Elle ne cesse de les regarder. Treize heures. Da Slimane décide de marquer une nouvelle pause. Comme tout à l’heure, chaque groupe se dirige vers une nappe. Dans notre groupe, c’est bien sûr da Slimane qui se charge de nous servir. Galette, petit lait, tomate et piment écrasés dans de l’huile (d’olive, bien sûr), oranges, poulet, étaient entre autres, proposés à notre appétit. Un appétit qu’une demi journée, passée à picoter, a aiguisé. “Besmallah”, nous invite Da Slimane. La galette trempée dans de l’huile est exquise. Tout comme le café de tout à l’heure, c’est à croire que nous venions de découvrir le goût de l’huile d’olive. Tiens, le grand-père ne parle pas ! Il mange. Même dans sa manière de manger, il y a un petit quelque chose artistique. Lorsque nos regards se croisent, il nous sourit en nous faisant signe de la tête de continuer à manger. La nappe des femmes semble plus conviviale. Elle parlent toutes et presque à la fois. Une bouteille de limonade (la seule fausse note) à la main, Yidir suit des yeux l’envol d’oiseaux. “Encore deux bonnes heures de travail et nous rentrons”, nous invite le grand-père à reprendre nos tâches. Il fallait que nous nous arrêtions relativement tôt pour profiter de la lumière du jour en rentrant à la maison. Aux alentours de seize heures, Da Slimane nous demande de nous arrêter. Nous nous exécutons sans nous faire prier et avec plaisir. Il est vrai que nous avions passés des moments agréables, mais sommes cependant fatigués. C’est surtout le dos qui souffre le plus. Les femmes mettent les derniers fruits dans les sacs, avant de les fermer. Nous nous chargeons de ramasser les filets. Da Slimane scrute le champ, tout semble être en ordre. Il dénoue le pan de son burnous, le laisse pendre à ses pieds et nous remercie sur fond d’un sourire franc : “Vous avez très bien travaillé. Vous vous en êtes très bien sortis, pour des gens de la ville. Le dîner de tamghart (la vieille) nous attend”. Nous lui répondons par un sourire qui cache mal notre joie d’aller enfin retrouver notre train-train d’urbains coincés dans des cages d’escaliers.
T. Ould Amar
