La Kabylie au bivouac des incertitudes

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« Savoir où aller, c’est bien. Encore faut-il montrer qu’on y va », disait Zola. Avec la transition que vit l’école algérienne, depuis la nomination de Mme Nouria Benghebrit en mai 2014 à la tête de l’Éducation nationale, peu de visibilité est offert aux Algériens quant au devenir de leur système éducatif, dans un contexte marqué par l’esprit d’exclusion et même parfois d’inquisition. Oui. On a lu des brûlots abjects, sur des journaux arabophones, contre la première responsable de l’Éducation. Le dernier en date est intitulé « A la soi-disant ministre de l’Éducation ». Mais, on connaît la recette : lorsque tes adversaires politiques t’indiquent le chemin à ne pas prendre, c’est précisément celui-là qu’il faudra prendre. Il est bien dommage que l’on nous enserre dans de tels dilemmes stériles. Une chose est sûre. Si la vision actuelle de notre ministre trouve la marge de manœuvre nécessaire pour se donner un prolongement sur le terrain, ce sera le premier déclic pour des réformes que l’on espère salutaires pour une école déclarée depuis plus de vingt ans comme étant sinistrée. Jeudi dernier, Mme Benghebrit a déclaré qu’il faudra attendre au moins deux ans pour voir les premiers fruits des changements entrepris. Nous voudrions partager son optimisme, sachant que les résultats des réformes dans la pédagogie s’étalent sur au moins une génération. Notre ministre, spécialiste en anthropologie de l’éducation, le sait mieux que quiconque. Il est vrai, cependant, que l’on est appelé à apprécier les améliorations apportées à l’école au cours des quelques prochaines années. Cela demeurera possible si aucun obstacle fatal ne vient interrompre le processus de réformes. L’intérêt porté à l’éducation et à la formation en Kabylie est sans doute l’un des plus forts à l’échelle du pays, et pour cause. La région est réputée n’offrir aucune ressource à ses enfants, assertion qu’il y a lieu peut-être de relativiser avec les diverses possibilités permises par les nouvelles technologies. Même dans ce cas, l’attachement à l’éducation et à la formation est toujours impératif et justifié. Présentée par la littérature politique comme politiquement en avance sur le reste du territoire national, la Kabylie vit cette situation dans une dualité faite à la fois de tourments et d’orgueil. Ses acteurs politiques lui trouvent une vocation de « locomotive » de la démocratie et certains d’entre eux ont toujours travaillé pour démontrer la validité de ce lourd privilège en se basant sur l’histoire du 20e siècle qui a vu le Mouvement national prendre son envol à partir de la Kabylie et dans l’émigration kabyle de France. L’ENA et le PPA en sont des exemples probants. Les quelques écoles françaises établies après 1880 dans cette région et qui sont issues de la politique scolaire de Jules Ferry ont été malgré les limites objectives imposées par l’administration française dans le cadre de sa politique dite de l’ « indigénat, le levain à une précoce prise de conscience sociale et nationale. C’est au nom des idéaux de liberté issus de la Révolution française et du siècle des Lumières qu’un grand nombre de lycéens et d’étudiants se sont rebellés contre l’ordre colonial. C’est aussi dans la langue française qu’ont été rédigés les différents documents du Mouvement national algérien et de la guerre de Libération. Même si, au lendemain de l’Indépendance, le nombre d’analphabètes était effarant, la région de Kabylie accordait au capital symbolique de l’éducation et de la culture une place de choix. Sur ses revêches montagnes, la seule voie de réussite, appréciée comme telle par toute la population, était l’éducation et la formation. Le maître d’école, le médecin, le fonctionnaire de la mairie étaient des modèles de position sociale, de bonne éducation et de réussite. Il en est de même de l’avocat, du juge et d’autres corps de métiers salariés ou libéraux. Ces aspirations se sont traduites par un attachement redoublé aux valeurs de l’école, le sérieux et la discipline, dès l’accès à l’école algérienne de l’Indépendance. Cela s’est fait dans le dénuement le plus total pour des populations qui ont payé fortement le prix de leur participation directe ou indirecte à la révolution. Ni électricité ni eau courante, ni gaz. Les élèves devaient, pour se chauffer, approvisionner, chacun selon ses possibilités, l’école en bois de chauffe. Le modèle de pédagogie hérité de l’école coloniale, puis progressivement algérianisé offrit aux futurs étudiants des cursus et des profils aujourd’hui enviables. Les efforts déployés par la jeunesse de Kabylie pour s’approprier le savoir et s’ouvrir de solides perspectives de travail et de promotion sociale sont inscrits en lettres d’or dans le Lycée technique de Dellys et les instituts pétrochimiques de Boumerdès à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Les cadres qui en sont issus font l’honneur des champs pétroliers du Sud algérien et même de certaines boites étrangères comme au Koweït ou à Abu Dhabi. Le destin réservé à partir des années 1980 à l’école algérienne, du niveau primaire jusqu’au lycée, et plus tard à l’université a fait subir de dommageables revers aux ambitions les plus déterminées. L’arabisation au rabais, la chute du niveau pédagogique, l’indiscipline et même la violence ont élu domicile dans l’école algérienne que certains ont qualifiée de grande garderie. Que l’on se détrompe surtout au sujet des chiffres de la réussite au bac, même si cette année on a tenu à les « dépolitiser ». S’étant rendu compte de cette situation ubuesque où l’on se prend et se perd à mentir à soi-même, beaucoup de parents d’élèves, même ceux ayant de modestes salaires, ont décidé d’inscrire leurs enfants dans des écoles privées, là bien sûr, où elles existent, généralement dans les grandes villes. Ces établissements, même s’ils ne sont pas toujours en odeur de sainteté constituent une réponse franche à la volonté de laisser l’école publique s’enfoncer dans une déliquescence historique faisant d’elle une machine à fabriquer des chômeurs. Le système éducatif algérien a commencé à révéler ses limites à partir du moment où il ne répond plus aux besoins de l’économie nationale. Les chômeurs universitaires redoublent de recherche de « piston » pour se faire inscrire en… pré-emploi. Dans une situation où se multiplient des interrogations légitimes à propos de l’avenir et de la mission de l’école algérienne, la ressource humaine de Kabylie, que nous disions attachée à l’éducation et à la formation comme voie quasi unique de promotion sociale, est en train de subir de sombres coupes, trouvant refuge dans une nouvelle aventure d’émigration sous des cieux jugés plus cléments et surtout plus reconnaissants pour les capacités et les compétences individuelles. C’est d’ailleurs le seul critère d’intégration sociale et de promotion, contrairement à la déliquescence qui affecte gravement notre appareil économique. Devant les lourdes interrogations qui grèvent l’école et l’Université algériennes d’aujourd’hui et la fuite des cerveaux dont continue à souffrir la Kabylie, que sera l’avenir immédiat et futur de cette région sans cette précieuse et irremplaçable ressource? Les autres ressources, à l’image des pensions en euro et des pensions de chouhada, considérées un moment comme pouvant suppléer à la faiblesse des ressources naturelles, vont, dans un avenir proche, fondre comme neige au soleil. L’euro se consomme aujourd’hui majoritairement sur le lieu de sa production et les pensions de la guerre subissent la loi de la biologie. Il ne restera que la seule ressource humaine que la Kabylie aura intérêt à attirer chez elle et à laquelle le pays devra offrir les moyens, à commencer par une école performante, de vivre et de prospérer sur la terre de ses ancêtres.

Amar Naït Messaoud 

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