« Il n’était pas seulement instruit, il était intelligent aussi », dit le vieil orfèvre d’un ton pensif. En écoutant il y a quelques semaines, cette phrase dans une échoppe d’Aït Larbâa, je pensais aussitôt aux vers de Si Mohand: « intelligence passe science/ Là est la force des Aït Yenni ». Mais je pensais aussi que sans celui que nous venions de quitter, je n’aurais sans doute jamais su reconnaitre, sous cet énoncé banal, un héritage. Je n’aurais jamais su comment depuis des siècles en Algérie, des poètes avaient inventé une philosophie du savoir.
Exactement comme celle du poète des Aït Iratène, la vie du romancier s’est écartelée entre le village sur la colline où il reste désormais, et le vaste monde où chemine son œuvre, traduite en de nombreuses langues. Une œuvre à la fois mince et diverse et réservée aux « esprits pénétrants ». À l’instar des plus grandes, tout entière livrée dès le premier texte, et se redisant ensuite avec bonheur: ses quatre romans retissent de mille fils, retravaillent de cent motifs La Colline oubliée. Ses trois corpus de poésie (et sans doute le quatrième, attendu depuis longtemps) poursuivent indéfiniment la figure de l’auteur des Isefra. C’est que Mohand des Aït Hamadouche, le clerc h’chaïchi, l’aristocrate perdu, le vagabond, l’insolent, le pourfendeur des hypocrites et des parvenus, le quêteur d’amour et l’implorant de tous les saints de Kabylie, le suppliant, c’est lui. Peu d’hommes publics auront cristallisé en Algérie durant ces dernières décennies autant de haines, et pourtant, aussi peu étaient tentés de nuire à leurs ennemis. Son premier roman en 1952- et ceci aurait dû lui être un avertissement décisif- déchaîne un tempête. Pour le reste, on se souvient des années 1980. Or, il est toujours surpris, pris de court par ces remous. Toutes ces choses lui arrivent malgré lui, il ne les a pas cherchées. Et sans doute pas prévues: La Colline, le roman du bonheur perdu, est un livre innocent, intégralement sincère, totalement « vrai » aussi. Ce cadeau du passé ce legs de l’amour et de la fidélité promesse pour la société algérienne d’une continuité à travers souffrances et épreuves, on le refuse, on le dénie. Dans la nouvelle université d’Alger, il aurait pu enseigner le latin ou le grec, ce à quoi l’a préparé une agrégation de grammaire. Il enseigne le berbère, parce que cela l’amuse davantage. Ses étudiants ne prennent jamais de notes, ce qui le contrarie fort, mais l’écoutent médusés. Il n’y a rien de prémédité ni même de militant dans cette innovation: il enseigne simplement ce qu’il aime, au prix d’un travail d’invention au jeu duquel il va se prendre lui-même. Et au fond, ce n’est pas tant cela qui déchaîne la haine, mais l’homme lui-même. Ce mélange de distance et de passion, cette capacité de refus et en même temps cette créativité toujours en travail; ce qu’on prend pour du dilettantisme ou de la morgue, et qui n’est qu’humour et lucidité. Sur le dilettantisme justement, et sur l’engagement- cette lacune désastreuse de l’œuvre, selon certains- il s’est expliqué çà et là (par exemple dans Le Sommeil du juste), mais jamais aussi bien qu’en ayant l’air de passer seulement, dans la biographie de Si Mohand: par exemple, pour la culture qui était celle du poète et aussi la sienne, une culture où la poésie est millénaire, multiple, centrale, l’idée d’une production artistique qui ne soit pas articulée de l’intérieur, chevillée au siècle (aux différents sens du terme); constitutive d’un engagement social, politique au sens plein, n’a pas de sens. Mais aussi, le fait d’accepter l’appel de la poésie (la rencontre avec l’ange), de faire ce dur métier, de remplir ce difficile contrat, donne des droits au poète: celui de dire à chacun son fait: celui de la désinvolture-un petit nom léger de la liberté. Celui-même de la déviance et de l’errance. Œuvre pessimiste, écriture sarcastique. Cela, non plus, n’a pas plu. N’a pas été compris. La Traversée par exemple, roman longtemps mûri, longtemps différé (comme le Cheikh Mohand Oulhocine, en chantier depuis vingt ans au moins), est apparu comme un roman de l’échec. Il avait songé d’ailleurs l’appeler L’Épée dans les reins. Il y met en scène sa propre mort, du moins celle du personnage principal, dans une sorte de boucle qui ramène celui-ci à l’enfance et aux amours enfantines, à Tamazoust (doublé du prénom d’Aâzi, « la fiancée du soir » de La Colline). Certes, toutes les amours de ses livres sont impossibles, tous ses héros sont brisés tôt (même s’ils survivent). Mais l’œuvre parle bien de vie, d’amour de la vie. De parfums. D’amitiés. D’un attachement charnel eux êtres et aux choses. Pessimiste, elle n’est jamais désespérée. L’aube y est toujours attendue. La mort toujours objet d’horreur et d’épouvante , non d’un vertige tentateur, même si la vieillesse n’est pas aimée (et comment pourrait-elle l’être?), n’est pas sereine. Et ce n’est pas seulement l’aventure personnelle, la singularité le sujet, qui sont en jeu. Une connivence secrète, pour l’histoire, pour le moment (et pas seulement l’instant), une acceptation paradoxale du destin commun sont à l’œuvre dans ces pages. Cet homme toujours entouré mais aussi peu courtisable que courtisan; ce séducteur qui ne demandait rien tant que d’être séduit, et s’enflammait de chaque intelligence, de chaque passion, qu’il lui arrivait de rencontrer-et il en rencontrait beaucoup- était seul. Le motif du voyage, de la dérive, du départ, hante ses textes dès les premiers, les romans comme les autres, (qu’on songe au « dernier voyage » de Si Mohand, à « l’envoyé » des Poèmes anciens). En route, on est toujours seul, même s’il survient quelque Itto sur votre chemin…et enfin le destin. Insomniaque invétéré qui parlait le jour et écrivait la nuit, il connaissait bien les longues veilles solitaires, celles qui permettent d’écouter les textes des autres, de mûrir les siens propres. Sur le terrain non plus, il ne dormait pas. Attentif, concentré pendant le jour, le matin il surgissait le premier, l’humeur piquante. C’est ainsi qu’il parcourut une partie du pays pendant vingt ans, à la recherche, comme beaucoup de ses personnages, de langues, de cette altérité de l’intérieur qui le fascinait tant. Devant laquelle il se sentait coupable (voyeur) et fou d’amour. Peut-être par malchance en fera-t-on le premier anthropologue de l’Algérie. Il en était tout le contraire. Mais ce n’était pas un collectionneur non plus. Les choses trouvées, il les réinvestissait aussitôt, il en faisait la matière d’une création à lui. Injuste, partisan, homme de fictions, il les réinventait et c’était son droit. Et ce travail le maintenait en vie et en passion, contre la « grisaille méritoire de la vie commune », les détracteurs, la migraine, et sûrement le sentiment tenace de l’échec et du gaspillage. Indestructible, narcissique, créatif, il a été pour beaucoup de jeunes gens, au grand dam de certains, un modèle inespéré de grandeur. Il détenait une autorité remarquable qui devait peu à son âge, presque rien à l’érudition dont il usait rarement, et tout à cette force vulnérable que chacun d’entre nous percevait. Cette force pour laquelle il avait besoin des autres. Qu’il entretenait auprès des autres. Le temps d’une longue et austère traversée qui n’est sans doute pas finie, il a été l’un des rares intellectuels exemplaires qu’il nous ait été donné de côtoyer et d’aimer. Grâce lui en soit rendue.
Fanny Colonna