Comme chaque année, les Algériens fêtent, ce 12 janvier, le 1er yennayer, Jour de l’an dit berbère. En réalité, c’est le 14 que commence l’année du calendrier agraire. Le professeur Brunatelli, berbérisant italien, spécialiste des dialectes berbères de Libye et de Tunisie, nous a signalé que dans certains villages du sud tunisien, c’est à cette date que le jour de l’an est fêté. C’est que le calendrier julien, à l’origine du calendrier berbère, a encore perdu, depuis la réforme grégorienne, deux jours. On se rappelle que les Berbères, à l’instar des autres peuples dominés par les Romains, avaient adopté, dans l’antiquité, le calendrier élaboré en 45 avant JC, par l’empereur romain Jules César (d’où le nom de julien). Ce calendrier corrigeait le calendrier antérieur, qui accusait, par rapport au soleil, un retard de plusieurs jours. Le nouveau comput allait diviser l’année en 365 jours un quart et, pour tenir compte de ce quart, il ajoute, tous les quatre ans, un jour supplémentaire appelé bissextile.. Pour rattraper le retard accumulé jusque-là, on a ajouté 85 jours à l’année 46. En dépit de ces ajustements, le calendrier julien, qui n’était pas exact, a continué à accuser du retard. Il a été corrigé une première fois en 326 de l’ère chrétienne, au concile de Nicée, mais le retard a continué à s’accumuler si bien qu’au 16ème siècle il atteignait 10 jours. Si les populations ne ressentaient pas le retard, il devenait gênant pour l’Eglise dont les fêtes, notamment celle du printemps, Pâques, étaient décalées. C’est alors que le pape Grégoire XIII, entreprend de réformer le calendrier julien : la durée de l’année est fixée à 365 jours 5 heures 49 minutes et 12 secondes, avec un jour supplémentaire, placé en février, tous les quatre ans. Pour rattraper les 10 jours d’écart on passe du jeudi 4 octobre 1582 au vendredi 15 octobre. Ce calendrier, qui porte désormais le nom de grégorien, par référence au pape Grégoire, est adopté par les pays catholiques, puis, un siècle plus tard, par l’Angleterre protestante et, enfin, au 20ème siècle, par la Russie orthodoxe. Depuis, il a été adopté par tous les pays du monde. Le calendrier julien, demeuré au Maghreb après le départ des Romains, n’a pas connu la réforme grégorienne. Or, depuis le 16ème siècle, il a continué à dériver, ce qui fait qu’aujourd’hui le jour de l’an julien doit se célébrer le 14 et non le 12 janvier grégorien, mais comme on le sait, les fêtes populaires ne sont pas toujours en conformité avec les calculs des astronomes. Il sera difficile de changer une date à laquelle les Algériens sont habitués depuis des générations. Cependant, dans la perspective de l’officialisation de Yennayer, il est souhaitable de poser le problème et surtout de le résoudre.
Fête méditerranéenne, fête berbère
Disparu officiellement d’Europe avec la réforme grégorienne, le jour de l’an julien est demeuré dans les traditions populaires de quelques pays. On le retrouve également chez les Coptes d’Egypte où les mois ont gardé, comme chez nous, les dénominations latines. Mais c’est au Maghreb et au Sahara que son souvenir est resté vivace. Ici aussi d’autres calendriers, l’hégirien et le grégorien, ont officiellement pris sa place mais l’ancien calendrier est resté dans les campagnes. Il y a, bien sûr, pour expliquer cette survivance, la force des symboles qui se rattachent à ce calendrier, mais il y a aussi le fait que le calendrier julien, qui est solaire, est mieux adapté que le calendrier hégirien qui est lunaire, au rythme des saisons.
Les Portes de l’année
Si dans la tradition algérienne et maghrébine, Yennayer est investi d’une grande importance, c’est parce qu’il marque un terme intermédiaire celui de l’année écoulée, et un commencement, celui de l’année qui vient. C’est pourquoi, ce jour est souvent appelé, en Kabylie, tibbura useggas ‘’les Portes de l’année’’, à la fois fermeture pour l’année écoulée et ouverture donnant accès à la nouvelle année. On utilise une autre expression, ikhef useggas, ‘’la tête de l’année’’, expression qui place le jour à la partie la plus élevée du corps, c’est à dire, encore, au commencement. Cette expression se retrouve en arabe dialectal, “ras-el ‘âam”. Le 1er Yennayer se situe en hiver, saison de la restriction, parce que les travaux agricoles sont à l’arrêt, ce qui signifie restriction des ressources alimentaires. L’hiver, c’est aussi le spectacle de la nature morte, du froid et de l’obscurité. Mais comme le 1er Yennayer coïncide avec la fin des ‘’nuits noires’’ (la partie la plus rigoureuse de l’hiver) et le début des ‘’nuits blanches’’ (la partie la plus clémente) l’hiver commence à desserrer son étau sur les hommes et la nature. La mort de la nature n’est plus qu’une apparence puisque, en elle, bouillonnent les forces qui annoncent la reprise des travaux, prémices de futures récoltes. Et c’est à Yennayer que sera dévolue la tâche symbolique de rompre le cycle de la restriction. Tous les rites de la fête vont être placés sous le signe de la rupture : changement des habitudes que l’hiver semble avoir pétrifiées, nourriture abondante et de qualité, multiplication des symboles de la fertilité…
Rites d’autrefois
Si aujourd’hui, le 12 janvier, les étals des marchés algériens se remplissent de friandises, chocolats, bonbons et fruits secs, et si dans les campagnes (voire dans les villes) on égorge des poulets, et si un peu partout, on prépare des soupers spéciaux, les Yennayer d’aujourd’hui ne sont plus que la réplique des fêtes d’autrefois. En Kabylie, par exemple, les personnes âgées rappellent que Yennayer était un jour de fête : on se paraît, on se teignait les mains de henné, les enfants arboraient des vêtements neufs, comme pour l’Aïd. On procédait aussi, comme pour marquer le passage d’une année à une autre, au changement des ustensiles de cuisine, on passait la maison à la chaux et on changeait les pierres du foyer. Dans les Aurès, le rite de changement des pierres du foyer était appelé Bu-ini. Ce nom a fait croire à certains auteurs européens qu’il s’agit de la déformation de l’expression latine bonus anus, « bonne année ». En réalité, l’expression signifie « celui des trois pierres du foyer » ini étant le mot berbère désignant la pierre du foyer. Le mot se retrouve dans certaines régions du Maroc sous la forme Biannu et Bennayo et désigne la nuit du 1er Yennayer. En Algérie, à Ouargla, on connaît la fête de “Lalla Babiyanu” mais celle-ci coïncide avec les festivités de l’Achoura, fête musulmane qui a capté de nombreux rites berbères. Mais le rite caractéristique était le carnaval, au cours duquel on se déguisait et on jouait des scènes où se mêlaient pitreries et grivoiseries. Comme ailleurs, dans le monde, le carnaval, dont l’élément principal est le masque, est à la fois un rite d’identification et d’expulsion du mal et un rite de mise à mort symbolique des plantes et de leur résurrection. Tout le monde participait aux mascarades au cours desquelles on exhibait des masques d’animaux effrayants ou grimaçants, comme le lion ou l’âne, avec des mises en scène. L’objectif est de dénoncer les défauts des uns et des autres, pour procéder à une critique, parfois très sévère, de la société. Il s’agit aussi de chasser les forces néfastes de l’année écoulée, pour que l’année nouvelle soit meilleure.Dans les Aurés, on se déguisait principalement en lion et en chameau et on allait de rue en rue, accompagné par des musiciens, en poussant les cris de ces animaux. On jouait aussi des petites scènes comme celle du tribunal où un mari accuse sa femme d’adultère, le jugement était rendu au milieu de cris et de pitreries. Ce carnaval a été déplacé sur l’Achoura avant de disparaître. En Kabylie aussi, le carnaval, célébré encore dans quelques régions, notamment dans l’Akfadou, a été déplacé, ici vers l’Aïd el Fitr, qui célèbre la fin du mois de jeûne et la nuit précédant le Mouloud, l’anniversaire de la naissance du Prophète. Le masque principal est celui d’un vieillard (amghar) : il porte un masque en peau tannée auquel pendent une longue barbe et une moustache fabriquées avec des poils de chèvre et il est couvert de peaux de mouton. Il va de maison en maison, traînant d’une main un sac où il met les aliments qu’on lui donne, de l’autre, il tient un bâton avec lequel il menace les enfants. Ce personnage, appelé parfois amghar uceqquf ‘’le vieillard du tesson de poterie’’ représente les tendances mauvaises qu’on veut combattre ou exorciser. Ce carnaval a, lui aussi, disparu. D’autres carnavals, comme celui de Touggourt ou de Ouargla, pratiqués à l’origine le jour de Yennayer ont été déplacés, le premier vers le 1er Moharram, jour de l’an musulman, l’autre vers l’Achoura, fêtée dix jours après, dans le calendrier musulman. Encore attestés il y a quelques décennies, ils sont tombés, eux aussi dans l’oubli. Comme carnaval en Algérie, il ne reste plus que celui des Beni Snous, une tribu berbérophone de la région de Tlemcen, qui, pour Yannayer, pratiquent des mascarades. En fait, dans cette région aussi, il était moribond : seule la volonté d’associations locales l’a maintenu en vie et lui a même donné, grâce à une certaine médiatisation, une audience nationale. Les Beni Snous appellent parfois ce carnaval “ayrad”, du nom du personnage figurant le lion : il s’agit en fait d’une des dénominations du lion en berbère, dénomination aujourd’hui oubliée dans les parlers locaux. La procession, qui a lieu la nuit, comprend quatre personnages masqués : Cheikh Boumennan, vêtu de haillons et portant un cornet de fer qui amplifie ses cris, deux autres personnages habillés comme lui mais sans cornet et un quatrième représentant un âne. Le groupe sort, suivi d’un cortège de jeunes gens qui chantent, dansent et lancent le cri ‘’Ayrad !’’. On va de maison en maison, on frappe aux portes et on collecte des aliments : beignets, crêpes, pain, figues sèches que l’on va manger à la fin de la cérémonie… Expression du burlesque, voire de la grivoiserie, le carnaval participe de la symbolique du renversement des valeurs (c’est le lieu où on peut tout dire, où on peut se moquer de tout sans subir de réprobation), et, partant, du rite du renouvellement : si on crie et si on se démène, c’est pour exorciser les mauvaises tendances qu’on porte, si on fait la critique de la société, c’est pour dénoncer ses travers et les corriger…Le carnaval, comme ailleurs, a aussi une force cathartique : c’était un moyen de défoulement, d’extériorisation des passions, des désirs refoulés…
Rites d’aujourd’hui
Aujourd’hui, comme nous l’avons écrit plus haut, le jour de l’an se réduit le plus souvent au souper, imensi n Nnayer en berbère, aeca yannayer en arabe. Il est généralement préparé la veille de l’incidence, soit le 31 Dujember julien (12 janvier grégorien), mais le repas peut avoir lieu le jour de la fête même, voire le lendemain ou 3 jours après. Dans certaines régions, la fête dure jusqu’à sept jours, avec des repas spéciaux ! Le jour de l’an augurant du reste de l’année, on attache une grande importance à ce souper, c’est-à-dire aux ingrédients qui le composent. Comme c’est un plat de fête, le souper de Yannayer comporte obligatoirement de la viande, et spécialement de la viande de poulet. Aujourd’hui encore, dans les campagnes algériennes, beaucoup de familles ont gardé l’habitude d’engraisser des poules et des coqs pour Yannayer. Dans les villes, on se contente de la volaille de boucherie, mais on voit aussi, deux jours avant la fête, des vendeurs venus des campagnes environnantes, proposer des bêtes vivantes, djadj yannayer. Les gallinacés sont, dans la symbolique berbère, associés à la lumière du jour (leur chant réveille les dormeurs et annonce la prière de l’aube), c’est pourquoi ils sont considérés comme bénéfiques en tout cas bien désignés pour annoncer l’année qui commence. En le sacrifiant, on cherche à communiquer, par son sang, sa force à la terre, et par sa chair, ses vertus à l’homme. Avec le poulet, on prépare, selon les régions, divers plats. En Kabylie, c’est le couscous ou “berkukes”, couscous à gros grains, dans les Aurès, c’est la “barbucha”, autre couscous à gros grains, à Alger, c’est le couscous ou la “rechta”, variété de pâtes en lanières, à Oran, c’est le “rougag”, feuilles de pâtes minces cuites dans une sauce rouge, avec des légumes…On prépare aussi des crèpes, des beignets, du pain levé (l’enflure de la levure augure d’une ‘’enflure’’ des récolte et des biens), on consomme des fruits secs, tels que les amandes, les noisettes, les dattes, les figues sèches, on prépare des pâtisseries à base d’œufs et de miel, symboles de douceur et de vie aisée. A Alger, c’est le fameux “triz” ou “driz”, ensemble de noix, de noisettes, d’autres fruits secs et de bonbons, à Oran et dans les régions de l’Ouest, c’est le “chercham”, à base de légumes secs, fèves et pois-chiches, de blé et de viande cuits dans une sauce rouge. Les pois-chiches et surtout les fèves, symbolisent chez les Berbères, la fertilité et la fécondité.La tradition de Yannayer est de manger à satiété pour ne pas avoir faim le reste de l’année. Autrefois, on donnait même un poulet à chaque membre de la famille. Dans certaines régions aussi, on laisse une part du souper à la ‘’vieille de Yannayer’’, tamghart, la’adjouza : on menace également d’appeler cette vieille pour faire peur aux enfants qui ne sont pas sages. Mais le mythe de la vieille est généralement repoussé à la fin du mois de Yannayer.En Kabylie, il explique le fait que janvier ait trente jours et février 28 ou 29 : une vieille s’étant moqué de Yennayer, sur le point de partir, celui-ci demande à Furar (février) de lui prêter un jour pour la punir. Le jour ‘’emprunté’’ s’appelle d’ailleurs arett’al ‘’emprunt’’, il marque, par ses pluies et son froid, un retour de l’hiver…
Une nouvelle symbolique
Si la célébration de Yennayer revient aujourd’hui en force, en Algérie, c’est aussi parce qu’on le rattache à l’’ère berbère’’. Calendrier perpétuel, le calendrier berbère ou, pour être plus exact, le calendrier agraire maghrébin, n’a pas de millésime : sa datation est donc récente. Comme tout calendrier ouvrant une ère, il s’appuie sur un événement considéré comme important chez le peuple qui l’emploie. Dans le cas du calendrier berbère, on fait remonter la datation à la victoire du roi d’origine berbère, Sheshonq, sur les Egyptiens en 950 avant JC : c’est ce Sheshonq qui a fondé la 22ème dynastie égyptienne, laquelle sera dominée par des pharaons d’origine berbère. Le même personnage, qui était arrivé jusqu’en Palestine et saccagé le temple de Jérusalem, est cité dans l’Ancien Testament sous le nom de Sésac. Il n’y a pas de doute que le choix de la victoire de Sheshonq pour dater l’ ère berbère est tout à fait symbolique : même si on en connaît l’année, on en ignore le jour exact, et les Berbères ont vécu de longs siècles après le fameux pharaon sans dater leur calendrier !
M.A Haddadou