"Le 19 Mai 1956 fait suite à l’affaire dite «oiseau bleu»"

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Djoudi Attoumi est un ancien maquisard. Il a été le secrétaire particulier du Colonel Amirouche. Il nous parle des circonstances ayant conduit de nombreux étudiants algériens à quitter les bancs des universités françaises en Algérie pour rejoindre les rangs de l’ALN.

La Dépêche de Kabylie: Monsieur Attoumi, qui a pris l’initiative d’appeler les étudiants à quitter les universités ?

Djoudi Attoumi : C’étaient les responsables de l’UGEMA de l’époque qui avaient diffusé un communiqué dans lequel ils dénonçaient l’oppression subie par les étudiants algériens de la part des services de police français. Plusieurs d’entre eux ont été arrêtés, torturés et même tués. Et cela se passait un peu partout dans tout le territoire. Ces responsables en sont arrivés à la conclusion, qu’à ce rythme, il ne resterait plus d’étudiants algériens vivants. Les signataires du communiqué ont donc appelé les étudiants algériens à faire la grève du 20 janvier 1956, puis, non seulement à quitter les bancs de l’Université mais de rejoindre les maquis et de se mettre à la disposition de la Révolution. C’était l’appel du 19 Mai 1956. Dans ce communiqué un passage très fort disait : « Avec des diplômes, nous ne ferons pas de meilleurs cadavres ».

Comment l’appel a-t-il été suivi ?

Dans le PC de la wilaya III, nous avons commencé à recevoir des étudiants par vagues. Régulièrement, nous recevions des groupes d’étudiants pendant des mois. Au total, nous avions reçu trente-six étudiants de Bougie, cinquante-six de Tizi-Ouzou, vingt du Lycée Albertini de Sétif et entre trente et quarante d’Alger, soit plus de cent cinquante étudiants. Ce fut la même chose dans l’ensemble des wilayas. Je sais que beaucoup de choses ont été dites à ce sujet, j’en ai parlé dans le tome II de mon livre sur « Amirouche à la Croisée des chemins » en page 251. Sur l’ensemble des étudiants, seuls quatre ont été impliqués dans l’affaire dite de la « Bleuite ».   Mais ils ont été libérés. Deux autres sont morts les armes à la main. A l’indépendance, une quinzaine était encore en vie.

Que représentaient les étudiants en termes de quantité dans la population algérienne ?

Jusqu’en 1962, seul un algérien sur cinq avait fréquenté l’école primaire, contre plus de 80% des français. Au secondaire, moins d’un algérien sur cent y avait accès. Et au supérieur, le pourcentage était de 0,06%. Soit un nombre infime de la population. 90% de la population algérienne était quasiment analphabète, à certains moments. Parmi nos étudiants à l’université il y a des chiffres qu’il faudrait connaître : 9% de nos étudiants suivaient des études en Droit, 7% en Médecine, 11% en Pharmacie, 7% en Lettres et 11% en Sciences. Après l’indépendance, certains ont repris leurs études.

Comment étaient accueillis les étudiants à leur arrivée ?

D’abord, il faut signaler qu’Amirouche les avait très bien accueillis et a pris en charge leur formation. Il fallait les initier au maniement des armes, aux méthodes de travail et les intégrer dans les différents groupes. La plupart ont été affectés au service des PC, où ils ont travaillé comme secrétaires particuliers des responsables importants. Quelques-uns ont rejoint les unités combattantes à leur demande. Très vite, ils ont reçu le grade d’officiers et ont très largement contribué à relever le niveau intellectuel dans les maquis. Jusque-là la plupart des combattants étaient des ouvriers ou des paysans, sans niveau d’instruction particulier. L’arrivée de ces étudiants leur a donné confiance et a renforcé leur fierté d’être dans l’ALN.

Comment les autorités françaises ont-elles réagi à ces désertions ?

D’abord, il faut rappeler que le 19 Mai 1956 fait suite à l’affaire dite « oiseau bleu », lorsque les services spéciaux français avaient décidé de créer des contre-maquis, pour combattre l’ALN de l’intérieur. Cette opération a échoué parce que Krim Belkacem en a été informé par des combattants sur le terrain. Ainsi, plus de mille deux cents militants ont été recrutés par l’armée française, armés et entraînés afin de constituer un contre maquis. Ils avaient choisi la Kabylie maritime, depuis Azazga, Tigzirt, Azeffoun, Yakouren et d’autres villages encore. Mais ces militants ont su jouer le jeu, et se retourner contre l’armée coloniale, avant de rejoindre l’ALN avec armes et bagages. Cette opération qui était censée détruire l’ALN avait au contraire renforcé notre Armée de libération par l’apport de mille deux cents combattants supplémentaires avec leurs armes. L’opération avait été une humiliation pour l’armée coloniale. Sa réaction a été par exemple à Béjaïa, d’envoyer des boursiers algériens à Bordeaux pour y faire leurs études et de les éloigner de la tentation de rejoindre les maquis. C’était le maire de Bougie de l’époque, Augarde, qui en avait pris l’initiative. Ce sont ces gens-là que j’appelle « les imposteurs de l’histoire ». Car après l’indépendance, ils sont revenus en Algérie et ont occupé des postes importants dans les rouages de l’administration et les services du jeune Etat.

Et pour la Bleuite, alors ?

Justement, l’autre opération était la Bleuite. Elle a été organisée par les services spéciaux pour effacer l’humiliation subie lors de l’opération « Oiseau bleu ». Il ne faut pas oublier qu’à l’époque, ces services spéciaux avaient acquis une grande expérience de la deuxième Guerre Mondiale et de la guerre d’Indochine. Ils avaient la formation, l’expérience et les moyens. Et ce n’était pas tout. Le Général Duffour avec le préfet Papon ont organisé une grande opération militaire qui consistait à bombarder les maquis et les villages. Des dizaines de villages ont été détruits et le nombre de morts et de blessés était très important. Cette opération a duré du 26 mai eu 2 juin 1956 où de grands massacres ont eu lieu. Ces opérations ont été rapportées par nos chargés de presse qui en ont informé la base de Tunis et ont publié un rapport détaillé dans le Journal El Moudjahid. Ce rapport avait fait un grand bruit.

Donc, les étudiants ont renforcé la Révolution en termes de qualité ?

Le niveau intellectuel des combattants s’en est trouvé affecté. Il a été tiré vers le haut, faisant la fierté des combattants. Malgré quelques réticences de la part des anciens combattants au départ, concernant l’accession des nouveaux venus au grade d’Aspirant, les étudiants ont été vite intégrés dans les unités et ont eu un apport certain.

Parmi ces étudiants, certains sont devenus célèbres par la suite ?

Après l’indépendance, certains ont repris leurs études et d’autres ont fait des carrières dans l’Armée ou dans les rouages de l’Etat. On peut citer, par exemple, les généraux Mohamed Djouadi et Hocine Benmaalem.  Il y a encore beaucoup à dire, mais je vous invite à lire mes livres dans lesquels je rapporte beaucoup de témoignages à ce sujet et à d’autres encore.

           

Entretien réalis par N. Si Yani

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