"L'argent, qui corrompt tout, ne laisse intacte que la misère" Philippe Bouvard La crise financière induite par le recul des recettes pétrolières du pays ne manquera pas de pousser lesinstitutions de l'Etat, les entreprises et les ménages à des révisions déchirantes en matière de budget et du train de vie.
Que les nouveaux comportements soient affublés du nom d’austérité de rigueur ou de rationalisation, il n’en demeure pas moins que la vision des choses par rapport à l’usage qui sera fait de l’argent public ou de l’argent du foyer est appelée à subir des corrections, voire sans doutes des virages prononcés par rapport à la griserie qui s’est emparée de tout le monde pendant plus d’une décennie. Même le taux de nuptialité et la démographie qu’a connus l’Algérie au cours de ces dernières années ont été expliqués par les experts par ce bond fait par les Algériens sur le plan du niveau de vie. Au 31 décembre prochain, la population algérienne sera forte de 40 millions d’habitants. Rien qu’en 2014, il y a eu 1 014 000 naissances.
De l’avis de presque tous les analystes de la scène économique algérienne, les transformations sociales qui ont lieu au cours de la dernière décennie peineraient à prendre le nom « développement » du fait que ce sont des avancées, certes, réelles dans beaucoup de domaines (sante, taux de scolarisation, électrification, AEP,…), mais qui risquent d’être remises en cause à tout moment du fait d’une économie fragile, basée sur la seule vertu des exportations pétrolières, lesquelles sont en train de vivre aujourd’hui des moments moroses, pleins d’incertitude. Sur le plan technique, un grand nombre d’ouvrages, réalisés à coup de milliards de dinars, risquent de ne pas pouvoir être rentabilisés et entretenus, en raison de la fameuse formule « livrés clef en main », du manque de formation du personnel chargé de la gestion et de l’entretien de ces ouvrages et du recul des recettes extérieures du pays.
L’embellie financière (dénommé en arabe « bahbouha malia »), que l’Algérie a connue du milieu des années 2000 jusqu’à 2014, avait induit de nouveaux comportements et de nouvelles valeurs qui continuent, aujourd’hui encore, d’empreindre tous les acteurs, aussi bien institutionnels que particuliers. L’argent apparaît comme un nouvel élément moteur qui régit et conditionne les relations entre les individus, entre les familles, entre les travailleurs et leurs chefs, entre les organisations de la société (partis, associations, syndicats) et les restes des institutions. Le recul de l’insécurité dans les villes et même dans une grande partie des zones rurales, a permis l’émergence de nouvelles fortunes dont les signes extérieurs sont généralement l’investissement dans l’immobilier et les voitures somptueuses. Des questions, en relation avec l’origine de cet enrichissement, n’ont pas tardé à être posées par de simples ouvriers ou fonctionnaires qui voyaient leur pouvoir d’achat érodé d’année en année. Dans toutes les wilayas du pays, et en dehors même des programmes publics de construction de logements, de nouveaux quartiers ont vu le jour, alignant villas et somptueux appartements. Dans les villes côtières, on a même droit à des bungalows et des hôtels luxueux donnant sur la vastitude marine. Bien sûr que tout cela ne répond à aucune norme urbanistique ou architecturale. Dans l’érection de certains nouveaux quartiers, l’administration est souvent absente. Elle est affaiblie et fragilisée par les nouveaux riches qui ont des tentacules un peu partout. Ils ont même transformé des constructions illicites en demeures respectables, jouissant de toute la paperasse nécessaire et raccordées, en un temps record, à tous les réseaux (AEP, gaz de ville, téléphone, assainissement).
Les Algériens apprennent à demander des comptes
La nouvelle culture de l’argent, souvent écrasée par l’inculture ambiante, a même pu produire son lexique qui a donné des néologismes algériens sui generis, comme ‘ »baggar » et « chkara », au moment où le vocabulaire des couches défavorisées s’enrichissait d’autres termes, comme « harraga », « hrag rouhou »; cela, un quart de siècle après l’autre algérianisme, « hitiste », qui avait les faveurs de la rue et de la presse avant et après les événements d’octobre 1988.
La relation des Algériens à l’argent a radicalement transformé pas toujours dans le bon sens, les mentalités et les comportements. Les pensions des nos vieux émigrés en euros ont valu à des familles bien des chamailleries et déchirements qui ont atterri dans les tribunaux, et qui, parfois, ont été à l’origine d’homicides. Les pots-de-vin connaissent les heures les plus fastes, pour obtenir un logement social, pour accéder à un marché public dans une APC ou une direction de wilaya, ou pour faire accéder de façon indue son enfant à un palier supérieur de l’enseignement. Aux cours des dernières élections législatives et locales- et par la suite les sénatoriales-, il n’a été question que de ch’kara, somme d’argent jugée nécessaire pour faire passer un candidat. L’ironie de l’histoire politique a renvoyé l’Algérie dans le suffrage dit censitaire, ayant eu cours en Europe il y a plus de deux siècles.
S’agissant de la situation, jugée aisée, du budget de l’État jusqu’en 2014, de simples citoyens s’étaient convertis en « gouverneurs » de la Banque d’Algérie tant ils suivaient et suivent, toujours de près, l’actualité de l’évolution des réserves de change, du cours du baril de pétrole et de certaines « générosités » accomplies par le gouvernement, mais mal appréciées, à l’exemple du prêt de 5 milliards de dollars accordé au Fonds monétaire international en 2012 et de l’effacement de la dette de quelques pays africains par le gouvernement algérien. On suit dans le détail la « bourse » du square Port-Saïd; on se permet d’évaluer les manques à gagner des projets publics mal conduits et présentant des malfaçons (à l’image de l’autoroute Est-Ouest et de certains villes dites nouvelles). La rue se montre courroucée par ce qu’elle juge comme traitement exagéré reçu par les députés de l’APN. Après les 30 millions de centimes, comme appointements mensuels que les députés ont perçus sous l’ancienne législature, des bruits ont couru sur une probable revalorisation qui n’aurait été stoppée que par la crise de la chute des prix du pétrole.
Le budget familial est bouleversé
Le phénomène de la prolifération tous azimuts des cours de soutiens révèle une autre facette des ménages algériens dans leur relation avec l’argent. Si des parents aisés sont facilement tentés de chercher à suppléer à la baisse du niveau de l’école algérienne par des cours supplémentaires payants, des ménages de modestes conditions s’y sont également mis, prenant conscience, même si de façon quelque peu confuse, de l’importance des études pour l’avenir de leur progéniture. Cela a fini par créer un véritable marché que, au cours de ces dernières semaines, des journaux ont traité en long et en large. La menace du ministère de l’Éducation de mettre fin à ce genre de pratiques- dont les conditions d’exercice touchent parfois la dignité de l’élève- a été mal reçue par les parents d’élèves. « Que l’on réhabilite d’abord l’école publique et qu’on rehausse le niveau d’enseignement ! », ont commenté certains parents. Les revalorisations salariales des fonctionnaires de l’État depuis janvier 2008, avec adoption de nouveaux statuts particuliers comportant de nouvelles grilles salariales, ont bouleversé profondément les données de l’économie nationale et du budget familial. Même si l’inflation se met toujours « aux trousses » du nouveau pouvoir d’achat, des centaines de milliers d’Algériens ont pu quand même acquérir des voitures et accéder à une formule de logement (LSP, AADL, promotionnel), en plus de la catégorie concernée par le logement social. Cette situation a été à l’origine de plusieurs phénomènes liés d’une façon directe ou indirecte à l’argent. Des dizaines de concessionnaires de voitures ce sont installés en Algérie au cours des dix dernières années. Avant la crise actuelle, au cours d’un seul semestre, plus de 300 000 voitures ont été vendues. Les routes algériennes se montrent insuffisantes pour contenir le nombre de voitures en circulation. Les magasins de pièces détachées, de réparation mécaniques et d’accessoires automobiles se sont multipliés à travers le territoire national. Au vu de la forte croissance du parc auto et devant l’arrêt des investissements dans le raffinage, l’État a été contraint d’importer du carburant de l’Europe, sachant que les produits énergétiques en général continuent à être soutenus par des subventions publiques. L’accroissement du parc automobile a induit d’autres comportements subséquents, comme la floraison du marché de « vieux » véhicules dans certaines villes algériennes (Tidjelabine, Akbou, Sidi Aïssa,…). Les Algériens changent rapidement de véhicules. Des automobiles immatriculées en 2014 sont proposées à la vente, avec un petit écriteau sur le pare-brise arrière. Mieux, un nouveau créneau a vu le jour : il s’agit de la revente d’un véhicule neuf qui n’a pas roulé plus de 10.000 km. Cette activité se justifie par la lenteur de la livraison par certains concessionnaires. Le nouvel acquéreur, au lieu qu’il attende six mois, préfère, avec une marge supplémentaire, se braquer sur ce genre de véhicules sortis de la maison depuis deux ou trois mois. Le revendeur »vivra » de cette marge. Il y en a qui en ont fait un « métier », au même titre que cette autre activité des jeunes qui revendent leurs places dans la queue qui se forme chaque jour devant l’ambassade de France à Alger.
Fin ou moyen ?
Le marché de l’immobilier a, lui aussi, connu une activité florissante depuis le milieu des années 2000. Le destin des programmes publics de construction de logements est très peu maîtrisé. L’idée de faire loger tous les Algériens a été vite parasitée par les spéculateurs de tous bords et les détenteurs d’un grand pouvoir de corruption. Le constat aujourd’hui est que des milliers de logements restent vides. Des acquéreurs ont en obtenu dans plusieurs villes du pays à la fois. Au moment où le gouvernement se targue de millions d’unités de logements construites dans le cadre des trois derniers plans quinquennaux, l’immobilier subit des flambées historiques. Des appartements F3 sont proposés à un milliard de centimes dans des villes de l’intérieur du pays. Le foncier constructible est également gagné par la fièvre de la surenchère. Il atteint dans la périphérie des grandes villes des montants astronomiques qui ne dissuadent pas certains spéculateurs, sachant qu’une grande partie de l’argent qui circule dans ce genre de circuit est de l’argent sale. Le blanchiment d’argent n’a pas trouvé d’autre voie de réalisation, ou très rarement, en dehors de l’immobilier et du foncier. Il y a quelques années, le gouvernement avait entrevu une solution qui était difficile à mettre en pratique. Il s’agissait de déclarer l’amnistie sur les fortunes d’origine douteuse ou n’ayant pas de traçabilité comptable, afin de les injecter dans le circuit économique. La crise de 2014 a ramené avec elle une solution dont on ne connaîtra l’efficacité qu’à la fin de l’année 2015. Il s’agit, bien sûr, de l’opération dite de « mise en conformité fiscale volontaire », lancée en août 2015 et consistant à inviter les détenteurs de fonds liquides informels à les déposer dans les banques.
Peut-on « humaniser » notre relation avec l’argent ?
La défiance entre les détenteurs de ces capitaux et les pouvoirs publics ne pourra que prolonger le statu quo, c’est-à-dire une utilisation spéculative de l’argent. Le gouvernement s’est même montré impuissant à mettre en pratique ses propres décisions relatives à l’utilisation du chèque bancaire dans des transactions dépassant un million de dinars. Pour un montant moindre- à savoir 500 000 dinars- le gouvernement avait reculé en mars 2011, suite à la fièvre du Printemps arabe qui risquait de gagner l’Algérie, alors que la décision a été officiellement prise et inscrite dans la loi de finances complémentaire de 2009.
Les agents de l’informel et les spéculateurs de tout bord ont, à plusieurs occasions, montré leurs capacités de nuisance qui ont mis à mal la politique du gouvernement. Avant d’être démis de ses fonctions de Premier ministre en septembre 2012, Ahmed Ouyahia déclarait que « les puissances de l’argent ont des relais dans les institutions du pays ». N’y aurait-il aucun lien entre cet aveu et le concept d’ « oligarchie » en cours depuis quelques mois ? À Louisa Hanoune qui a puissamment usé de ce terme pour accabler le gouvernement, Ouyahia, devenu chef de cabinet à la présidence de la République, n’a pas hésité à crier : « Vive l’oligarchie algérienne ! ».
L’Algérie vit depuis quelques années un moment inédit avec l’argent. Elle a tissé avec lui une histoire peu commune dans l’histoire des nations, vu que la source de cette manne est située dans une économie minière, extractive, qui rechigne même à l’effort de rehausser le taux de transformation de la matière première pour des industries à grande valeur ajoutée. L’État-providence dont ont bénéficié les Algériens pendant des années, n’est pas bâti sur une prospérité durable et a, paradoxalement, aggravé les disparités entre les couches sociales.
Par quelles voies pourra-t-on rétablir une relation sereine, rationnelle avec l’argent ? Pourra-t-on un jour « humaniser » ce rapport, le fertiliser pour qu’il serve les citoyens et la République ? En fera-t-on, demain, un moyen et non une fin ? Les réponses à ces questions se nourrissent à la même source : tout sera possible lorsque l’argent aura pour seule origine l’effort.
Amar Naït Messaoud