L’artiste-poète Si Moh a été le premier invité de la Maison de la culture Mouloud-Mammeri de Tizi Ouzou dans le cadre de son nouveau programme intitulé “Awal dunazur” (Parole aux artistes). La salle du Petit théâtre était archicomble quand l’animateur Slimane Belharet a invité le chanteur Si Moh à prendre place à côté de lui. Habillé de manière très modeste, Si Moh n’a pas eu trop de mal à sympathiser avec l’assistance. Pourtant, il est connu pour sa discrétion. Il a avoué que quand il s’agit de cercles intimes, il se sent à l’aise. Slimane Belharet a annoncé que le nouvel album de l’invité est sorti, il y a dix jours. L’assistance a été étonnée, car la sortie de cette cassette n’a pas été médiatisée. Si Moh déteste-t-il les journalistes ? “Non, pas du tout”, dit-il, il estime qu’il n’avait absolument rien à leur raconter. Tout ce qu’il a, il le livre dans ses chansons. Dans la salle, on lui a dit qu’il faut tout de même que ses fans soient informés de la sortie d’une nouvelle production. Il répond que ça ne sert à rien d’être pressé, doucement, tout le monde l’apprendra. En réalité, Si Moh est mal à l’aise dans la peau d’homme public. Il a du mal à être une célébrité. Il veut demeurer le commerçant qu’il est et qui tient un petit magasin sur l’ancienne route d’Alger. A l’un des intervenants, Si Moh a rétorqué avec amabilité mais sans une once d’hypocrisie : “Je ne fais pas de publicité. J’aime la guitare quand je suis seul. J’essaye de partager ce plaisir quand je suis avec les autres. Il est plus facile de faire de la chanson que de la transmettre. En réalité, la chanson, ce n’est pas mon métier. Je suis commerçant”. Pourquoi Si Moh préfère-t-il dire qu’il est commerçant ? L’artiste a donné une réponse réfléchie et lourde de sens. “Je suis commerçant pour ne pas faire de la chanson un commerce”. Toute la salle donnait l’air d’être convaincue. Applaudissements. Si Moh est connu pour être un enfant du petit peuple. On le croise presque tout le temps, assis à même le sol, devant son magasin en train de discuter avec des gens humbles : “Le meilleur moyen d’écrire des chansons, c’est d’être avec les gens du peuple. Dans la rue, il y a des choses importantes qu’on ne trouve pas dans les livres. Dans la rue, il y a un contact direct”. En s’exprimant ainsi, Si Moh joue avec les mots, c’est à se demander s’il le fait spontanément ou bien, tout ce qu’il dit est bien fomenté préalablement : “L’art a besoin du temps, je n’ai pas ce temps, donc je chante à temps perdu. Quand je veux me reposer, je chante”. Les intervenants le questionnent sur les raisons qui l’ont poussé à l’isolement. Il répond : “Je ne m’isole pas. Ceux qui viennent à mon magasin me rencontrent normalement”. Une question sur la situation de la chanson kabyle à lquelle Si Moh a répondu : “La chanson kabyle a besoin de tous. C’est selon les goûts. Il ne faut toutefois pas folkloriser une culture”. Malgré son talent incontestable, Si Moh n’est jamais passé à la télévision algérienne. Pourquoi ? “On m’a invité deux fois et je n’ai pas été. Je crois qu’il y a un blocage quelque part. Je préfère les cercles intimes. Mes objectifs ne sont pas l’olympiade. Les buts, cela dépend de ce qu’on attend de la chanson. Parfois, les plus belles chansons sont celles qui n’ont pas eu de succès”. Si Moh s’est demandé si dans les années quatre-vingt, la chanson kabyle a connu un essor ou un déclin, comparativement aux années soixante et soixante-dix.Belaïd Tagrawla a pris le micro et a dit sincèrement et publiquement à Si Moh : “Je n’arrive pas à te comprendre en tant qu’artiste”. Si Moh a essayé de s’expliquer : “Je n’arrive pas à admettre cette notion d’hommage public”. Il rappellera que Belaïd Tagrawla l’avait beaucoup aidé. La première interview de Si Moh a été réalisée à Ath Djennad avec Belaïd Tagrawla. Slimane Belharet a interrompu les débats pour faire lecture, en kabyle, d’un extrait du roman “Samarcande” d’Amine Malouf. L’animateur a tendu de nouveau le micro à Si Moh : “Je suis arrivé à la chanson au mauvais moment, c’était à un tournant de l’histoire”. A propos de la langue kabyle, Si Moh dira : “Il y a ceux qui travaillent pour taqbaïlit dans la forme et il y a ceux, qui travaillent dans le fonds. “Taqbaïlit”, ce n’est pas uniquement la langue, ce sont des valeurs humaines. En 1980, il y avait un seul bloc qui travaillait pour “taqbaïlit”, maintenant le bloc a explosé en plusieurs. Je n’ai adhéré à aucun parti politique. Si je m’étais exprimé, j’aurais constitué un parti de plus”. Pour Si Moh, la langue et la culture sont différentes. La culture est plus profonde que la langue : “La langue est une olive sur la pizza, cette dernière, c’est d’abord la pâte”. Avant, dira Si Moh, quand on évoquait la liberté, le concept était clair car il s’agissait de libertés collectives mais actuellement nous avons évolué vers les libertés individuelles. Quand un fan lui reprochait gentiment le fait qu’il mésestimait la valeur de son œuvre, Si Moh affirme qu’il préfère ne pas connaître sa valeur pour demeurer soi-même. Il révèle que sa célèbre chanson “Ina yas cheikh” est initialement composée de quarante-cinq minutes. Il dit qu’il a une préférence pour les chansons courtes. Abondant dans un autre sens, l’artiste affirme qu’on lui a proposé un rôle dans un film sur Arezki El Bachir. “Je ne me vois pas en tant qu’acteur”. “Dans la société, je suis acteur et je joue le rôle de commerçant”, lâche-t-il avec humour et philosophie.Si Moh revient à ses débuts, en disant que s’il chante aujourd’hui, ceci n’est qu’un accident de parcours, sa première cassette étant initialement destinée à Ali Ideflawen. “Il y avait un éditeur qui m’avait demandé de rentrer en studio. Il m’avait demandé d’essayer. Je l’ai fait. Ensuite, le public m’a suggéré de rester dans la chanson d’amour. Moi, j’ai préféré aller dans une autre direction”. Que pense Si Moh de la mondialisation ? “Si je suis pour, je n’y peux rien, si je suis contre, je n’y peux rien”. Est-ce à dire que Si Moh n’assure pas ses idées ? Il réplique : “J’assume mes idées sur n’importe quelle situation, je peux donner un proverbe kabyle qui l’illustre parfaitement”.Puisque cette rencontre intervient le jour de la fête de l’anniversaire de Matoub Lounès, Belharet lui suggère un petit témoignage sur le Rebelle : “Je n’ai jamais connu Matoub Lounès. Juste avant sa mort, il m’avait envoyé quelqu’un pour m’inviter chez lui. S’il était resté vivant, peut-être que nous serions aujourd’hui de meilleurs amis”.
Aomar Mohellebi