«Ce voleur qui…»

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Il y a vingt et un ans que deux balles ont été logées dans la tête de Said Mekbel par un jeune à la frimousse d’un bébé, un certain 3 décembre 1994.

Il se savait menacer, Mesmar Djeha, mais il avait choisi de ne pas avoir peur. D’affronter plume au-clair ses ou son assassin. Il avait appris à son chien d’intervenir en fonction de geste, le geste de l’ami, de la menace, d’être vigilant et d’attaquer. Mais, il n’en demeure pas moins que toutes les précautions furent vaines. «Actuellement, je ne me protège plus. Je pense qu’il faut que l’on sache que je n’ai plus peur. Quand je dis que je ne me protège plus, non ! Ce que je devrais dire, c’est que je maîtrise mieux ce que je fais. Je ne me cache plus, je prends des risques et je veux qu’on sache que je n’ai plus peur». Son ultime chronique parue dans le quotidien «Le Matin» «Ce voleur qui ? Ce voleur qui, dans la nuit, rase les murs pour rentrer chez lui, c’est lui. Ce père qui recommande à ses enfants de ne-pas dire dehors le méchant métier qu’il fait, c’est lui. Ce mauvais citoyen qui traîne au palais de justice, attendant de passer devant les juges, c’est lui. Cet individu, pris dans une rafle de quartier et qu’un coup de crosse propulse au fond du camion, c’est lui. C’est lui qui, le matin, quitte sa maison sans être sûr d’arriver à son travail et lui qui quitte, le soir, son travail sans être sûr d’arriver à sa maison. Ce vagabond qui ne sait plus chez qui passer la nuit, c’est lui. C’est lui qu’on menace dans les secrets d’un cabinet officiel, le témoin qui doit ravaler ce qu’il sait, ce citoyen nu et désemparé… Cet homme qui fait le vœu de ne pas mourir égorgé c’est lui. C’est lui qui ne sait rien faire de ses mains, rien d’autres que ses petits écrits. Lui qui espère contre tout parce que, n’est-ce pas, les rosés poussent bien sur les tas de fumier. Lui qui est tout cela et qui est seulement journaliste». Par delà la prémonition, la préscience, le sentiment que la mort, le sienne, approche. C’est un samedi fatidique, Saïd est attablé dans une pizzeria, à deux pas du siège de son journal, à Hussein Dey. Une collègue partage son repas, le dernier. Des toilettes de ce restaurant fréquenté par les journalistes du Matin sort un jeune affublé d’une queue de cheval. Il s’avance vers la table de Saïd Mekbel, dégaine son arme. Il appuie sur la gâchette, l’arme s’enraye, puis deux coups partent à bout portant. Saïd Mekbel, dos au tueur, s’affaisse. Transporté à l’hôpital Aïn Naâdja, il décédera le lendemain. De son vivant, Saïd Mekbel était déjà l’une des figures les plus emblématiques de la presse algérienne et ne devait cette position qu’à la seule force de son immense talent. Saïd Mekbel se savait viser. Des menaces de mort, il en recevait depuis des années déjà. Il avait même fait l’objet d’un attentat raté. Alors qu’il avait pointé son pistolet pour lui tirer dessus, à bout portant, le terroriste qui le visait a vu son arme s’enrayer. Ce fatidique samedi 3 décembre 1994, la bouche de la mort a craché à deux reprises. Il venait de publier, le matin même, un dernier billet étrangement prémonitoire. «J’ai réfléchi et j’ai pu reconstituer un scénario. Les gens se rencontrent à la mosquée le vendredi. Le grand chef se réunit avec le petit chef et lui dit : «Cette semaine, tu vas me tuer X.» Ça, c’est le vendredi. Le samedi matin, le petit chef va rassembler sa petite bande et va répartir les tâches. Les tâches, c’est reconnaître les lieux, reconnaître la victime et trouver les armes. Le dimanche, celui qui est chargé d’une mission de reconnaissance se déplace sur les lieux pour reconnaître la rue, les obstacles et, si possible, rencontrer la future victime, recueillir des renseignements, voir si elle prend ou pas sa voiture, si elle sort d’un immeuble, etc. Tout ce qui est pratique. Le lundi, généralement, il y a une deuxième rencontre avec la bande pour voir s’il y a des armes, si la reconnaissance s’est bien passée. Si tous les renseignements sont recueillis, le mardi on assassine. Et le mercredi on se sauve. Il faut que les gens se sauvent le mercredi et le jeudi, pendant deux jours. Puis le vendredi, nouvelle rencontre à la mosquée». Scénario sagace d’un homme dont l’ironie a, tout le long de sa riche carrière, nourri l’inspiration. Comme c’est le cas ici, les pieds de nez à l’endroit de ses assassins ont essaimé ses billets. Said Mekbel est né le 25 mars 1940 à Béjaïa et assassiné le 3 décembre 1994. Cependant, vaille que vaille, il demeure plus vivant que jamais dans la mémoire des Algériens.

Sadek A.H

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