Le temps lui a donné raison

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Il aurait eu 60 ans en ce 24 janvier 2016. Les chasseurs de lumière en ont décidé autrement. Matoub disait qu’il ne voulait pas « mourir de vieillesse ». Mais, pour la jeunesse qui a suivi son parcours, sa production artistique, sa poésie, son combat, sa présence prégnante sur tous les fronts, Matoub a produit et agi comme s’il avait vécu un siècle. Une œuvre exubérante et bien ancrée dans la société qui se joint à une personnalité truculente et enfiévrée, fait qu’il est difficile d’imaginer Matoub mort. Même si, par ailleurs, lui, dans ses chansons, il donne à cette fatalité une place bien distinguée. Avec la commémoration régulière de la naissance et de l’assassinat de Matoub Lounès, la jeunesse de Kabylie a moins besoin de mythifier une personnalité érigée mythe de son vivant déjà que de désigner et de happer des repères culturels, sociaux et politiques que les organisations politiques présentes sur la scène ont de la peine à produire ou à offrir. Depuis l’assassinat de l’idole de la jeunesse un certain 25 juin 1998 sur la route de son village, le sentiment qui hante les populations qui ont bu ses paroles et écouté religieusement ses mélodies est qu’un fil conducteur est rompu. Fil conducteur qui faisait la jonction entre les vieux et les jeunes, entre les instruits et les analphabètes, entre la plèbe et l’élite. Sur la terre de Kabylie et au sein d’une jeunesse sans véritables repères idéologiques ou culturels, Matoub continue à participer aux spasmes de la société à la colère des révoltés, aux revendications des marginalisés et aux joies et fastes des noctambules et insomniaques. Plus qu’un chanteur, Matoub a su enflammer la jeunesse de la fin des années 1970 et interroger celle de la décennie 1980. Contre l’arbitraire, le déni identitaire et la hogra ; pour la réhabilitation de l’algérianité dans laquelle la composante amazighe doit reprendre sa place privilégiée, pour la fraternité qui mobilise les énergies juvéniles à éliminer la marginalisation. Les « pour » et les « contre » font confluence dans l’œuvre et le combat de Matoub pour aboutir à cultiver la révolte fertile, positive et constructrice d’un équilibre solide entre l’idéal et le réel, entre le rêve et les ambitions mesurées. Le génie de Matoub est d’avoir mené cette entreprise- qui met face-à-face le peuple et ses gouvernants, l’homme et ses handicaps- avec les mots kabyles de tous les jours auxquels il a greffé sa voix rocailleuse, ses rythmes tantôt harmonieux tantôt saccadés, et ses riches métaphores tirées du riche terroir de la Kabylie. Dire de lui qu’il a modernisé la poésie ancestrale, celle de Si Moh U M’hand par exemple, pour en faire un instrument de lutte culturelle et politique, reste sans doute en deçà de ses apports réels à la société et au pays. Car, outre cette façon de galvaniser les foules et de vouloir enraciner chez elles l’esprit de révolte, notre chanteur, enfant terrible de la Kabylie frondeuse, implique physiquement sa personne dans la plupart des combats porteurs d’idéaux de justice et de liberté. Il a eu à en souffrir dans sa chair. Blessé gravement en octobre 1988 dans un barrage de la gendarmerie dressé spécialement pour l’arrêter, kidnappé en septembre 1994 dans la sombre vallée de Takhoukht en pleine « grève du cartable » en Kabylie, puis, enfin, assassiné dans un guet-apens qui lui est tendu à Tala Bounane le 25 juin 1998, Matoub n’a évité pour s’exprimer ainsi, aucune occasion pour pousser le sacrifice jusqu’à son extrémité. Il l’a payé de sa vie en laissant à la postérité le noble et immarcescible message de la lutte continue. En s’attaquant au chanteur, l’assassin a visé un idéal à détruire, un symbole à réduire et un esprit de contestation à occire.

Mais, « un poète peut-il mourir ? ». La question est lancée par Matoub lui-même, dans un album produit en 1989. Le temps lui a donné raison. Reste…l’Algérie.

Amar Naït Messaoud

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