C’est alors qu’un tableau qui rappelle la beauté de la Kabylie profonde s’offre gracieusement aux yeux : plusieurs maisons disposées les unes à côté des autres le long d’une colline sont entourées d’une chaîne montagneuse qui semble s’accrocher au ciel et d’une forêt de pins. Tout en bas, un sentier serpentant entre les amandiers et autres arbres fruitiers descend vers la rivière d’Oumaden qui se déverse dans la Soummam. Le climat y est rude et bien des histoires liées aux calamités de l’hiver sont transmises de génération en génération. Néanmoins, pendant la saison chaude, le village est un havre où l’ardeur du soleil ne dure que quelques heures pour laisser place au vent frais et permettre aux habitants de s’adonner aux activités champêtres ou tout simplement de sortir faire une randonnée. L’école, de mal en pis Il est 6 h 30 du matin à Ighil Ali. Il fait un froid de canard, nous entrons au café de la place principale. A notre grande surprise, nous y trouvons des écoliers âgés de 6 à 12 ans, attablés, qui sirotant une tisane, qui révisant ses leçons, qui se couchant sur son cartable. Ce sont des gamins du village Tabouanant. Pourquoi sont-ils là à une heure pareille ? Faute de moyen de transport, nous disent-ils ; ils sont contraints de prendre le seul fourgon de voyageurs qui démarre très tôt du village et qui n’y retourne que tard le soir. C’est chaque jour, matin et soir, la même galère pour ces gosses. Quant à l’école primaire du village, elle est fermée depuis quelques années pour manque d’élèves. Au milieu des années 90, le village a connu une incursion terroriste qui a fait fuir nombre d’habitants. Du coup, l’école en a fait les frais. Les responsables de l’éducation n’ont pas trouvé mieux que de rassembler tous les élèves restants — quelque soit leurs niveaux — dans une même salle de classe. Un seul instituteur y est chargé d’enseigner le français et l’arabe pour tous ! » Les raisons financières doivent-elles primer sur l’avenir de nos enfant ? « , s’interroge un parent d’élève désabusé. Ironie du destin : ces enfants se retrouvent étudier dans les mêmes conditions que leurs parents dans les années 70 ! Pis, à cette époque du moins, les élèves pouvaient étudier pendant les premières années à l’école du village… Le hic est que non seulement, l’école du village Tabouanant est fermée mais elle est totalement abandonnée, a-t-on constaté. Elle se retrouve dans un état piteux : vitres brisées, portes et tableaux arrachés, salles de classe incendiées… Des guitares aux tambourinsIl fut un temps (notamment pendant les années quatre-vingt) où des musiciens en herbes pullulaient à Tabouanant. Et comment ! La magnificence des paysages qui entourent cette contrée sympa et conviviale ne peut qu’enfanter de nombreux poètes et chanteurs ! Pendant ce temps-là, il suffisait que la moindre occasion se présente pour que les villageois organisent une soirée festive, notamment pendant la saison estivale. Cela pouvait être un mariage, une circoncision, une naissance, la victoire de l’équipe de football du village, et j’en passe. Des jeunes du village faisaient la quête pour louer une sonorisation. Les Karim Arregradj, un jeune chanteur à la voix gutturale à la Matoub, Aissa Ouggour, appelé aussi Tizi Aissa, le sympathique Karim Megrourèche et bien d’autres, n’attendaient que ce type d’occasion pour se produire gracieusement. Les fêtes duraient parfois jusque tard dans la nuit. Souvent pendant les journées, les jeunes vont en petits groupes, généralement en dehors du village, avec leur guitares et derboukas pour chanter. Comme par enchantement, ces jeunes artistes se sont éclipsés et remplacés peu à peu par des troupes de tambourinaires (Idhebbalen). Présentement, le village compte à lui seul au moins cinq troupes de tambourinaires qui animent presque toutes les fêtes au niveau régional et parfois en dehors des frontières de la Kabylie !
La colline oubliée« Au fait, quel jour on est aujourd’hui ! ? », ironise Lotfi Ougour pour dire combien les jours se ressemblent et sont monotones au village. Autour de lui, d’autres jeunes : Arezki, Tahar, Idir, Ramtane, Lyes, Abdenour, Khellaf, Azzeddine et Azziz — tous des chômeurs de longue durée — évoquent également leur quotidien « morose » avec autant d’autodérision. « Le rire chez nous c’est un peu comme le rap dans les ghettos américains au début des années soixante-dix ! », constate Abdenour. « Pour juste sortir du village afin d’aller à la quête d’un emploi en ville, il nous faut beaucoup d’argent ; le chômage chez nous c’est presque inévitable », affirme Azziz. Et de poursuivre : « Toutefois, nous gardons l’espoir et nous nous accrochons à la vie ». Dans la foulée, ces jeunes signalent les manques dont souffrent les habitants. « Quand la nuit tombe le village plonge dans le noir, l’éclairage public y est presque inexistant. D’où l’insécurité. Plusieurs câbles électriques sont à même le sol, des poteaux risquent de tomber, avec tout le danger que cela représente pour les villageois », déclarent-ils. Ou encore : « nous sommes privés de toutes les commodités, citons entre autres : le manque de transport et l’absence de téléphone. Même le téléphone portable ne fonctionne pas dans plusieurs endroits du village dû à un défaut de couverture. La piste automobile est en état de délabrement avancé. Même l’eau potable pose problème alors qu’il suffisait de raccorder certaines sources — et ce ne sont pas les sources qui manquent — à la conduite principale pour régler ce problème de manière définitive. Signalons aussi que la conduite d’eau potable est en contact avec celle des eaux usées, d’où le risque d’épidémie. C’est vrai que si nous sommes encore là, c’est surtout par amour à notre village, mais cet amour à lui seul ne nourrit pas son homme », lâche Azziz. Les portes d’Ath-AblaQui n’a pas entendu parler d’elles, les prestigieuses portes d’Ath-Abla, fabriquées à Tabouanant ? Elles ont parcouru tout le territoire national et elles sont allées bien loin, jusqu’en France et peut-être même ailleurs. Les artisans de ce village, dont il ne reste malheureusement que de rares survivants, à l’image de Si Dâi Ougour, en font une fierté. Jadis, le miel, l’huile d’olive, les raisins et les figues de Tabouanant furent très prisés, on raconte aussi qu’on les exportait jusqu’en Europe. Tabouanant fut un village où l’on n’avait pas le temps à se tourner les pouces et où l’on pouvait gagner sa vie dignement tout en restant auprès de sa famille et ses enfants. De nos jours, il ne reste hélas pas grand-chose de tous ces métiers. Même les derniers plans nationaux conçus par l’Etat pour aider à la redynamisation des zones rurales, n’ont rien fait pour redonner vie à ces métiers artisanaux et à l’activité agricole qui, au risque de le répéter, contribueront sans l’ombre d’un doute à réduire le chômage. Problème de communication ? Sûrement. L’été, l’indispensable retour au bercail « Où que l’on soit, le village nous appelle », dit le poète. Sitôt que l’été arrive, nombreux sont les vacanciers qui affluent à Tabouanant. Ils (re) viennent de partout. De l’étranger et de plusieurs villes algériennes. Il n’y a qu’une seule — expression — qu’on ne peut malheureusement pas traduire fidèlement dans une autre langue- pour décrire cette ambiance bon enfant à la limite de l’extase : « Temlal tasa d way turew ! » (C’est les retrouvailles entre frères !). Même si les fêtes de mariage se font rares ces dernières années pour des raisons évidentes, la simple rencontre des villageois permet à la fête de se faire ressentir.Dès que l’on s’installe au village avec sa famille, on s’y habitue et on oublie vite qu’on vient de quelque part, car au fond, le village a toujours été en nous, comme le dis si bien cet émigré : « En ville je passe le temps, en attendant de rentrer au village pour vivre auprès des miens ». Mais, sans se rendre compte, la rentrée des écoles arrive, au moment où les feuilles fanées des figuiers tombent et jonchent le sol, l’heure du retour sonne le glas de cette villégiature sans pareil. Tabouanant, le cœur brisé et les larmes aux yeux, assiste alors impuissante au départ de ceux qu’elle a enfantés. L’un après l’autre. Elle est d’autant plus triste qu’elle ne peut leur offrir le peu de ce que les villes leur offre pour les faire revenir. Eux, ils le savent, mais ils l’aiment quand même et ils en sont fiers…
Karim Kherbouche