«Timlilit di 1962»

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Comme chaque 18 février, journée commémorant le Chahid, les gerbes de fleurs tricolores, les petits fours, les anachids monolingues, les services à café aux femmes de ménage, ces veuves de chahids anonymes, la petite larme zoomée sur le visage rose et joufflu des Moudjahidines de 63 et autres discours-serments promettant fidélité aux résolutions revisitées du congrès de la Soummam, meublent la semaine officielle. Pendant ce temps, Kaci l’Angoisse tourne la dernière page de «Timlilit di 1962», roman de Aumer U Lamara, le digne fils de son père. C’est la première fois que Kaci lit dans sa langue. Cela n’a pas été facile pour l’analphabète «n tqebaylit» qu’il était. Mais il y avait mis tout son cœur. Et puis, le livre était tellement captivant, sa langue tellement fluide et interpellatrice. Il s’y est retrouvé dans quasiment tous les personnages du roman et des tuddar décrites. Par moment, il avait la certitude, certitude invérifiable mais certitude quand même, qu’il avait un lien de parenté avec Salem, Mohand, Wahmi, Chabane, Nna Fetta et les autres. Jamais de mémoire il n’avait été saisi par une telle charge émotionnelle. Il avait souris quand, au même temps que Mohand, il retrouve la Vespa rouge dans la caserne abandonnée. Il n’a pu retenir ses larmes en découvrant la fin tragique de Nna Fetta, cette brave dame qu’il avait aimée et respectée dès la première phrase du passage que Aumer U Lamara lui a réservée. Kaci l’Angoisse est bouleversé. Il n’est pas sûr qu’il soit autant bouleversé s’il avait lu «Timlilit di 1962» dans une autre langue. En fait, plus que l’histoire elle-même et les parcours et destins des personnages, Kaci est ému par la langue, sa langue qu’il découvre pour la première fois à l’âge de 52 ans. Il n’avait jamais compris un livre avec la même profondeur. Il avait surtout compris que «un seul héros, le peuple» était une supercherie. Le seul héros était «ce peuple rassemblé à Tazaghart en 1962». Ce 18 février, Kaci l’Angoisse décide de rendre hommage à sa manière au peuple de «Timlilit di 1962». Le soir même, il se rend dans la vallée de Boubhir en haute Kabylie. Sur place, il croise une vieille dame chargée d’une bonbonne de gaz, il la soulage du fardeau et lui demande :

– c’est où Tazaghart brave dame ?

– juste là lui indique-t-elle du doigt

– je t’accompagne jusqu’à près de chez toi et je reviens

– je te remercie mon fils, c’est vrai que je suis fatiguée

De retour à Tazaghart, Kaci sort de son sac un vieux drapeau cousu à la main, il y a plus de soixante ans et l’y plante.

T. O. A.

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