Les avatars d'une spiritualité dévoyée

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Le ministre des Affaire religieuses, Mohamed Aïssa, vient de faire, à partir de Béjaïa, un plaidoyer pour le retour au référent national de l’islam modéré tel qu’il a été connu, vécu et défendu pendant plusieurs siècles par les Maghrébins en général, et par les Algériens en particulier. Ce plaidoyer, le ministre l’a fait à plusieurs reprises, suscitant même les foudres d’une certaine presse tombée dans le giron d’un extrémisme religieux allogène. Depuis une vingtaine d’années, les Algériens n’ont pas seulement importé des aliments pour manger, des pièces détachées pour faire marcher leurs voitures et du ciment pour bâtir des logements. Ils ont aussi importé des sous-produits culturels idéologiquement dégénérés, consistant dans des fatwas de chouyoukh moyen-orientaux; fatwas qui appellent à la haine de l’autre, à la discrimination de la femme, au reniement de soi et de sa propre culture. C’est que l’Algérie, fragilisée par la rente pétrolière et affaiblie sur le plan culturel, est devenue le réceptacle de tous les produits venant des pays où le travail est érigé en sacerdoce. Comme le pays n’arrive pas encore à s’assurer une sécurité alimentaire, il se trouve également en déficit de repères sur le plan idéologique et religieux. La fausse modernité a jeté un écran de fumée sur les grandes valeurs de la société algérienne, où s’alliaient harmonieusement travail, valeurs morales et spiritualité. La nouvelle situation a été merveilleusement décrite par ce titre que Mostefa Lacheraf donna à l’un de ses articles, au lendemain du premier tour des législatives avortées du 26 décembre 1991: « Un pays malade de sa religion ». En effet, les déviations du mode de gouvernement, les errements économiques permis par la rente pétrolière, les injustices sociales et le sous-développement culturel, bref, toute cette « mixture » explosive, prête à un emploi détonnant, a pu avoir des expressions, des prolongements, des réactions intimement liés à la religion ; à tel point que la religion, éloignée de son existence intrinsèque et autonome (comme spiritualité en soi) a pu prendre la forme quasi exclusive d’une position ou d’une réaction à un ordre politique ou économique donné. En tout cas, depuis le début des années de feu et de sang qui ont marqué l’histoire contemporaine de l’Algérie, l’islam est vécu par de larges franges de la société moins comme spiritualité couronnant et parachevant une existence matérielle ou physique, que comme un faire-valoir, une Némésis sociale et, in fine, un formalisme soumis à tous les aléas porteurs de multiples déviations, d’écarts et d’interprétations fantaisistes.

Source de graves clivages sociaux

L’échec des idéologies sur lesquelles se sont appuyés les systèmes totalitaires, d’une part, et la marche triomphante du grand capital, d’autre part, deux processus d’évolution sociale des temps modernes qui ont laissé peu de place pour le rôle des structures familiales et qui ont induit un délitement irrémédiable de toutes les solidarités traditionnelles (par l’accélération de la rupture de l’ordre tribal, l’encouragement de l’exode rural, l’urbanisation incontrôlée et la consécration du salariat comme unique mode d’acquisition de revenus), ont contribué grandement au processus de délitement culturel et de la régression touchant les valeurs fondamentales de l’individu. Le cas de l’Algérie et de la plupart des pays du tiers-monde ayant subi une sauvage colonisation présente cette spécificité de voir les valeurs culturelles du pays dévoyées et devenir objet de dérision et de complexe. Le complexe du colonisé profondément examiné par Ibn Khaldoun- selon le contexte de l’époque- et revisité par l’intellectuel tunisien Albert Memmi, a indéniablement entraîné des replis identitaires ravageurs qui font miroiter une sorte de « bonheur utérin »’ à retrouver le paradis perdu et à le reconquérir par le retour aux mythiques origines où régnaient « justice, pureté et béatitude ». La perte des repères culturels et sociaux s’accentua avec les indépendances où les désenchantements et les désillusions n’ont d’égal que l’espoir d’un bonheur messianique entretenu par la lutte contre les forces d’occupation. Plus spécifiquement, en Algérie, l’exaltation de la bigoterie et l’exercice du prosélytisme à tout va ont trouvé dans l’orientation rentière de l’économie et dans la gestion des affaires publiques le tremplin idéal. Tout le monde a pu établir cette relation entre le commerce informel et la frange sociale extrémiste sur le plan religieux. Au sein de cette dernière, il y a même des éléments terroristes qui ont bénéficié de dispositions de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Quelles que soient les vertus de cette réconciliation, il reste que la vraie réconciliation entre les Algériens est à peine envisagée comme projet social et culturel valide, devant aboutir à une véritable intégration nationale. Si l’officialisation de tamazight peut être appréhendée comme un des éléments supposés pouvoir contribuer à cette intégration nationale- cela dans le cas où une politique sérieuse et scientifique est engagée dans le sens de la promotion réelle de cette langue-, le reste des éléments relevant des instances idéologiques continuent quelque part à poser problème. Il en est ainsi des réformes de l’école, pour lesquelles les islamistes et les batistes ont dressé un barrage, et de la pratique hyper-zélée de la religion, au point où de graves clivages ont vu le jour dans nos villes et villages. L’importation d’idéologies religieuses et de fatwas, à travers la télévision satellitaire et l’internet, a dressé des enfants contre leurs parents (à ces derniers il est reproché la « tiédeur de la foi », la faiblesse de la pratique et l’ignorance des exégètes orientaux), comme elle a dressé des franges de la société contre d’autres. Des cérémonies de funérailles sont parfois perturbées par des jeunes porteurs de nouveaux rites. Il en est de même des cérémonies de fiançailles et de mariage. On a trouvé à redire sur tout ce qui est hérité de la tradition locale algérienne, au profit d’un mimétisme castrateur voulant imposer une culture allogène.

Amar Naït Messaoud

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