«Le problème est dans la gestion des gardes»

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L’établissement hospitalier spécialisé en gynécologie-obstétrique Sbihi Tassadit de Tizi-Ouzou a fait couler beaucoup d’encre et de salive ces dernières années, à tel point que cette infrastructure sanitaire a été souvent désignée de noms pas très flatteurs en termes de réputation. Dans cet entretien, la directrice, Mme Yebdri Sadia, à la tête de l’établissement depuis le début de l’année, fait un tour d’horizon sur la situation de l’EHS, dont toute l’équipe œuvre à redorer le blason.

La Dépêche de Kabylie : Pour commencer, présentez-vous à nos lecteurs ?

Yebdri Sadia : J’ai été installée dans mes nouvelles fonctions à la tête de la clinique Sbihi en février 2016, suite à un vœu de regagner la wilaya de Tizi-Ouzou dont je suis native. Pour des raisons familiales et professionnelles, je suis partie dans la wilaya de Tipaza, à l’EPS de Cherchell, où j’ai occupé le poste de directrice. Mais avec la vacance du poste de directrice de cette infrastructure sanitaire, j’ai opté pour le retour au bercail. J’ai assuré toutes les fonctions de la gestion hospitalière après 23 ans d’ancienneté dans le secteur.

Avant de prendre la décision de rejoindre cette clinique, n’avez-vous pas eu un peu d’hésitation ?

Si, au départ j’ai eu cette appréhension telle que nous la relatait la presse dans son ensemble. Des images me venaient à l’esprit, des parturientes dans les couloirs, à deux dans un même lit, des décès fréquents… Mais comme je suis une femme fonceuse, j’ai pris le taureau par les cornes et me voici dans cette clinique où nous travaillons le plus normalement du monde. Au fur et à mesure, ces appréhensions se dissipent et une lueur d’espoir se dessine.

Dans quel état avez-vous trouvé cette clinique ?

Écoutez, je ne vous cache pas. J’ai trouvé la clinique dans un état satisfaisant. Et en ma qualité de gestionnaire, je juge cette situation de la sorte. Ce n’est pas une hécatombe. J’ai trouvé l’établissement fonctionnel. Ce que je fais, c’est la continuité dans la gestion tout en améliorant les choses. Ceci au volet administratif. Ce qui intéresse les citoyens c’est le volet technique. La clinique Sbihi est une clinique unique dans sa vocation gynéco-obstétrique et dont l’influence est très grande, dépassant les frontières de la wilaya de Tizi-Ouzou. Les parturientes viennent des wilayas limitrophes, telles Boumerdès, Bouira, Béjaïa. Nous brassons beaucoup de populations car la femme s’y sent en sécurité. Elle est entourée de gynécologues, de réanimateurs, de pédiatres… L’unité de grossesse à haut risque (GHR) est une unité qui n’existe dans aucun établissement, où nous accueillons les grosses catastrophes : femmes victimes de maladies chroniques, vulnérables aux incidents, à des surprises car la grossesse n’est jamais anodine. Accoucher est, certes, un acte simple, un acte physiologique, mais qui n’est pas toujours sans conséquences.

Comment expliquez-vous ces pertes de vies humaines, une situation qui hante les parturientes, les pères de familles… Est-ce une négligence ou un manque de formation du personnel médical, notamment les gynécologues ?

Croire qu’un accouchement est sans risques est faux. Depuis mon installation, nous avons enregistré trois décès et j’en étais effondrée. Des décès liés aux pathologies des parturientes qui s’ignorent. Il s’agissait d’une cardiopathie évacuée d’une clinique privée (dont je tairai le nom). Arrivée ici et avant d’atteindre le service, elle avait rendu l’âme. Le deuxième cas est une femme rongée d’une maladie chronique et qui s’ignorait. Le troisième est une dame qui a fait un relâchement dans sa fonction rénale. Elle était à sa cinquième césarienne alors qu’il est recommandé de ne pas aller au-delà de la troisième. Et comme cette femme voulait avoir un garçon tant espéré après quatre filles, elle a eu ce garçon qu’elle laissa en payant de sa vie. Elle avait fait une inertie utérine. Des efforts considérables ont été faits par l’équipe médicale alertée, mais sans résultats.

Pour justement ne pas revivre ces cauchemars, quelles sont les mesures qui ont été prises à votre installation ?

À mon installation, j’ai constaté que le problème se situait au niveau de la gestion de la garde médicale. Il se trouve que la direction de la santé a mis à notre disposition quelques gynécologues des structures environnantes, comme Draâ El-Mizan, Boghni et Azazga. Ces gynécologues venaient assurer des gardes chez nous. Les populations de ces mêmes localités ont émis le vœu de garder leurs parturientes. Il faut assurer les moyens pour les gardes : avoir un bloc opérationnel, avoir des réanimateurs, des pédiatres. Ces trois conditions ne sont pas réunies. Et si bloc il y a, il est réservé aussi à la chirurgie, à l’orthopédie, à la traumatologie, à la CCI et à la gynécologie-obstétrique. Que se passe-t-il alors ? Les gynécologues nous renvoient carrément leurs malades alors que nous avons un potentiel limité en personnel médical, paramédical et une structure très exiguë pour toutes ces parturientes : 72 lits + 10 (en cas d’urgence extrême). Je cite un cas : Une femme était venue de Boghni le mois dernier. Huit heures d’intervention, trois médecins y compris le Dr Abrous. Elle était sauvée in extrémis tout en perdant son enfant et l’utérus.

Quelle est alors la responsabilité de la direction de la santé ?

C’est grâce à elle que cela s’améliore. Le souhait est de coordonner l’activité de gynécologie- obstétrique entre les cinq RPH de la wilaya, à savoir Draâ El-Mizan, Boghni, Azazga, Larbaâ Nath Irathen et Tigzirt. Nous arrivons à instaurer cette démarche très lentement. Il faut la réflexion de chacun et la DSP l’a souligné lors de la dernière réunion qui a regroupé les présidents du conseil médical (PCM), lundi dernier, à l’école paramédicale pour prendre des mesures adéquates aux évacuations fantoches vers Sbihi, instruire tous les acteurs et en faire de Sbihi une clinique à des soins hautement spécialisés après le CHU.

C’est aussi un manque flagrant en personnel médical. Quels sont les moyens mis à votre disposition ?

Il faut un minimum de responsabilité. Si une parturiente pourrait être prise en charge au niveau de l’une des cinq EPH, pourquoi l’envoyer à Sbihi ? Il faut que tous les praticiens soient sensibilisés et adhèrent à la démarche de la tutelle et ne pas casser le rythme de travail, en fournissant des arrêts de travail avec des arguments fantoches/ fallacieux. Nous recevons des malades sans courrier protocolaire ! C’est inadmissible ! Balancer à la direction un arrêt de travail à un quart d’heure de la garde est la pire des choses ! Il faut changer les mentalités de tout le monde. Ce qui ne peut se faire du jour au lendemain.

Qu’en est-il des besoins en personnel médical ?

Nous manquons de sages-femmes : 15 pour des besoins qui tournent autour de 30. Par nécessité de service absolu, j’ai freiné quelques départs à la retraite et nous faisons appel aux stagiaires de l’école paramédicale qui viennent nous donner un coup de main. Nous manquons aussi de pédiatres (8 à 9), de gynécologues (3). Avec toutes ces insuffisances, la clinique assure 30 à 40 accouchements naturels et 10 césariennes par nuit. Nous lançons un appel à la DAS pour faciliter l’adoption parentale, car je reçois des gens intéressés.

Des projets de nouvelles structures ?

Une structure est retenue à Oued Falli et reste à concrétiser.

Un mot pour conclure…

C’est un message d’espoir que je lance. Il faut voir la vie en rose. Que les médecins sachent qu’ils accomplissent un service civil, qu’ils assurent une mission noble. Il y a tout de même de bonnes consciences qui veulent rester dans le secteur public et servir leur pays. Je demande aussi aux citoyens de ne pas s’affoler et de nous faciliter la tâche, en respectant les instructions.

Entretien réalisé par M.A.Tadjer

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