Le 15 Août 1965, l’esprit, la mémoire et l’œuvre de Jean Amrouche avaient réuni à la même table Krim Belkacem, le Colonel Ouamrane, le Colonel Mohand Oulhadj, le philosophe musulman Malek Benabi, envoyé spécial de Houari Boumédienne, l’épouse de Ali Boumendjel, et les ambassadeurs des USA et d’Italie et leurs épouses. Ils s’étaient retrouvés à Ighil-Ali pour inaugurer l’école Jean Amrouche ! Tel est le témoignage vivant rapporté par le citoyen Yahia Mesbah au cours de la conférence donnée sur la vie et l’œuvre de Jean Amrouche par Abdeslam Abdenour. Avec une grande émotion Dda Yahia a narré dans le détail son parcours du combattant pour imposer le nom de Jean Amrouche sur le fronton de l’école d’Ighil-Ali. Même après sa mort, Jean Amrouche continuera à être « ce pont, cette arche » qui relie l’Orient et l’Occident, la culture berbère vernaculaire spécifique à la culture universelle. 40 ans après, nous n’avons pas réussi à hisser le nom de Taos Amrouche sur le fronton de la Maison de la culture de Bgayet ! Cette petite comparaison mesure notre régression, le recul des valeurs humanistes universelles et l’avancée mortifère de l’intolérance et de l’esprit intégriste. Cela mesure aussi l’insoutenable absence de ce type d’hommes universalistes pour éclairer nos chemins. La pensée intégriste, qui à travers l’histoire de l’humanité a de tout temps sous-tendu les combats identitaires repose sur la prédominance prétendue d’une appartenance fondamentale d’essence ethnique, raciale, sexuelle, religieuse, nationale. On s’identifie, on se reconnaît exclusivement dans ce particularisme souvent contre ceux qui ne partagent pas cette uniformité. »Quiconque revendique une identité plus complexe se retrouve marginalisé. Un jeune homme né en France de parents algériens porte en lui deux appartenances évidentes, et devrait être en mesure d’assumer l’une et l’autre. J’ai dit deux pour la clarté du propos, mais les composantes de la personnalité sont bien plus nombreuses. Qu’il s’agisse de la langue, des croyances, du mode de vie,des relations familiales, des goûts artistiques ou culinaires, les influences françaises, européennes,occidentales se mêlent en lui à des influences arabes, berbères, africaines musulmanes…Une expérience enrichissante et féconde si ce jeune homme se sent libre de la vivre pleinement, s’il se sent encouragé à assumer toute sa diversité ; à l’inverse, son parcours peut s’avérer traumatisant si chaque fois qu’il s’affirme Français, certains le regardent comme un traître, voire comme un renégat,et si chaque fois qu’il met en avant ses attaches avec l’Algérie,son histoire, sa culture, sa religion, il est en bute à l’incompréhension, à la méfiance ou à l’hostilité ». Explique Amin Maalouf dans son ouvrage « Les Identités meurtrières ».Taos et Jean Amrouche ont subi, dans une partie de leur vie au moins, ce double traumatisme qu’ils portaient comme un viatique de malédiction. « Pour les Kabyles, nous étions des Roumis, des Renégats… pour l’armée française nous étions des bicots comme les autres », écrivait leur mère Fadma At-Mansour. Le parcours de Jean-El-Mouhouv et de Taos –Marguerite démontre qu’ils ont réussi à s’émanciper de cette vision de la mère en dépassant le regard étriqué de leurs congénères et en accèdant par leur travail, leurs apports, à la culture universelle. Sans renier la moindre parcelle de cette riche identité, ils se sont inscrits dans les deux mondes, sans rester uniquement algérien, sans devenir totalement français : ils étaient l’un et l’autre, vivaient le second à travers le premier et les deux à la fois ! Des êtres supérieurs par leur créativité, leur sensibilité, ils étaient les enfants de l’humanité entière.
« Je suis le pont, l’arche entre deux mondes »
La préoccupation majeure de Jean Amrouche était la construction de l’Algérie indépendante à partir de ses composantes plurielles, ethniques, religieuses, culturelles, linguistiques…La diversité, qui devait fonder l’Etat algérien moderne et la personnalité du citoyen démocrate libéré du joug colonial, demeure de nos jours une question entière, 43 ans après la disparition du militant de la liberté, Jean Amrouche. »Par sa participation active dans la vie littéraire française, et son intérêt pour sa culture natale, il exprime sa fidélité à ses attachements multiples : à la France et sa culture universaliste, à la Kabylie, à sa région d’origine et à la culture de sa mère. Cependant la France d’Algérie n’est pas la France mythique. Elle est son contraire et son simulacre ; ce sont ses observations directes de la situation coloniale et son analyse des rapports entre colonisateurs et colonisés qui ont déterminé la radicalisation de sa vision du fait colonial – Dés 1943, il sort de la distanciation que lui procure la création littéraire dans laquelle il baignait… Animé par le réflexe d’un intellectuel engagé, il épouse la cause des dominés. Il s’insurge alors contre les formes de colonisation qui ne sont que des formes extrêmes de domination…Il n’hésitera pas à sortir de son statut incontestable et reconnu d’homme de lettres français pour endosser les responsabilités douloureuses et lourdes de conséquences du militant directement impliqué dans l’histoire de la libération nationale », écrit E. Aboulkacem de l’Ecole des Hautes études en sciences sociales de Paris. Aujourd’hui, le combat de Jean-El-mouhouv prend toute sa signification. Le retour de l’intolérance et de l’affrontement des religions nous interpelle et nous renseigne sur la hauteur humaniste de cet homme qui a voué sa vie au triomphe de l’honneur et des raisons spirituelles. La reconnaissance du GPRA du 18 avril 1961 est d’une grande clarté : « Il disparaît au moment où l’Algérie est entrée dans la phase décisive de sa lutte qui l’achemine vers l’indépendance, cette indépendance que Jean Amrouche appelait de tous ses vœux. Cet homme de lettres, profondément marqué par la culture française et de formation catholique, a pris conscience des racines profondes qui l’attachaient à son peuple. Depuis, il n’a cessé de lutter par ses moyens propres pour la cause algérienne. Jean Amrouche a montré que même un attachement aussi profond que le sien à la culture française ne pouvait conduire qu’à rejoindre son peuple et adhérer à son combat ». Jean-El-Mouhouv est revenu chez lui cette semaine. Nous lui avons ouvert les maisons et les cœurs.Ses plus ardents adversaires se sont inclinés devant sa stature et la justesse de son combat en lui remettant les clés de la cité. Nous l’avons accueilli comme seuls les gens d’Ighil-Ali savent accueillir le printemps !
R. O.