Lacunes et facteurs de démotivation

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Par Hamid Oubacha

Dans une société où le matérialisme, le culte des apparences et la peur du qu’en-dira-t-on sont les maîtres du jeu social, les discours ne valent pas grand chose. Il faut avoir le courage de constater que dans la revendication identitaire berbère, la langue n’occupe qu’une place secondaire, voire accessoire. D’ailleurs, la berbèrophonie n’a pas grand chose à voir avec la militance berbère dans son acceptation politique et idéologique. Les Kabyles, dans leur grande majorité, ne prennent pas leur langue au sérieux. Et cela s’explique. Lorsque les élites kabyles qu’elles soient politiques, intellectuelles, artistiques ou autres ne s’expriment qu’en français pour mieux marquer le prestige de leur statut social, comment peut-on espérer que l’estime de la langue kabyle n’en soit pas entamée au sein de la société dans son ensemble. Au lieu d’être à l’avant-garde d’une renaissance linguistique, les élites intellectuelles kabyles produisent l’une des conditions essentielles de démotivation car elles incarnent simultanément le modèle de réussite sociale mais aussi le parfait exemple de renoncement à cette langue. Evidemment, il n’est pas question d’individus mais de tendance globale. Malgré la reconnaissance constitutionnelle de tamazight, qu’il faut saluer d’ailleurs, et les déclarations de bonne volonté, les pouvoirs publics ne répondent pas à l’urgence de la situation avec les mesures qui conviennent. Après quarante ans de déni identitaire, un sketch en kabyle à la télévision reste un événement. Lorsque dans une région comme la Kabylie, une bonne partie des élèves n’ont pas encore accès à l’enseignement de tamazight et qu’aucune mesure n’en fait une matière obligatoire, on incite implicitement parents et élèves à considérer cette langue comme inutile. Avec des vedettes qui se mettent à nous chanter en français, une chaîne de radio publique qu’on ne capte bien qu’aux environs du boulevard des Martyrs, et qui nous gave d’invités dont le lexique amazighe se réduit à  » azul » et  » tanemmirt », des journaux qui n’écrivent qu’en arabe et en français, et bien sûr un marché du travail strictement bilingue arabe / français… à quelle bouée de sauvetage peut-on encore accrocher notre langue ? Car, il ne faut pas surestimer la puissance du sentiment identitaire kabyle dans son aspect linguistique. Il n’est souvent question que de discours orgueilleux inconséquents. Ainsi, par des effets d’entraînement, des pans entiers de la société kabyle, citadine ou montagnarde, développent une double attitude vis-à-vis de la langue kabyle qu’on peut résumer à : crier sa berbérité en renonçant à la berberophonie. Et l’une des conséquences : très peu de Kabyles lisent dans leur langue. Et dans ces conditions, pour qui écrirait l’auteur ? L’un des grands malaises à prendre en considération, est donc, cette tendance, tant chez les pouvoirs publics qu’au sein de la société à faire de tamazight une langue officiellement adulée et soutenue et officieusement méprisée et livrée sans défense à ce tragique processus d’extinction silencieux. Et les effets de ce malaise paralysent les meilleures volontés en matière d’édition en tamazight.

Faiblesse numérique du lectorat en tamazight : pouvoir d’achat et manque d’intérêt

Même si l’on ne peut pas chiffrer le lectorat potentiel de langue amazighe chez les Kabyles, on peut affirmer sans risque d’erreur qu’il se situe à une échelle exponentielle par rapport au lectorat effectif. C’est à dire que le nombre de Kabyles qui peuvent, à quelques petits efforts près, lire en tamazight mais ne le font pas est exponentiellement plus grand que le nombre de Kabyles qui lisent effectivement dans cette langue. A peu de choses près, ils ne le font pas pour une raison toute simple : ils n’aiment pas lire en kabyle, indépendamment de la thématique. Et à titre indicatif, un livre thématique, aussi sensationnel soit-il, écrit en kabyle et sans traduction ne sera pas vendu à plus de cinq mille exemplaires. D’ailleurs, les auteurs kabyles le savent bien. Dès qu’un auteur kabyle aborde un thème qui peut faire recette chez les Kabyles, il ne le rédige qu’en français. Jamais, il ne prendrait le risque de le rédiger en kabyle et d’hypothéquer la recette potentielle. Et dans le meilleur des cas, l’auteur insère le texte kabyle, avec une traduction en français, soi-disant pour faire passer le message.Et le message passe bien d’ailleurs par la logique mercantile qui domine la société. Mais en revanche, et surtout au sein des couches défavorisées de la société, l’érosion du pouvoir d’achat reste le principal obstacle entre le lecteur de langue amazighe et le livre amazigh. Sans vouloir faire de la sociologie politique, on peut dire que quand un livre amazigh est bien fait et traite d’une thématique proche de la culture et des besoins des gens, il se heurte à cette triste réalité qui fait que ceux qui peuvent l’acheter n’en veulent pas parce qu’il est écrit en kabyle et ceux qui veulent le lire (en kabyle) ne pourront pas l’acheter parce qu’ils sont pauvres. Un obstacle de plus pour la promotion du livre amazigh intimement lié à la dépréciation du kabyle induite par les dures lois économiques du marché linguistique national. D’ailleurs, une analyse socio-économique de la bérberophonie confirmerait certainement cette tendance. En termes plus durs, le kabyle est plus une langue de pauvres que de riches, plus une langue rurale que citadine, plus une langue de gens faiblement instruits que d’intellos.

Auteurs en tamazight : Des lacunes oui, mais de la bonne volonté aussi

Une bonne partie des livres rédigés en tamazight (disons kabyle, c’est le cas que je connais le mieux) est de mauvaise qualité. On passe sur les aspects techniques tels que la qualité du papier, la gestion de l’encre, la découpe.Ce sont des malfaçons qu’on ne peut mettre que sur le compte de l’imprimeur ou de l’éditeur. D’autres défauts techniques peuvent nuire considérablement à la langue : incohérence les polices de caractères, insertion inadéquate de caractères spéciaux, mélanges d’alphabets.La solution est pourtant très simple. La publication passe nécessairement par l’outil informatique. Des centaines de polices de caractères amazighs circulent et sont très faciles à installer, à insérer, à transférer d’un PC à un autre : il n’y a strictement aucune place pour le bricolage. Imprimer consciemment à des milliers d’exemplaires un texte d’apparence graphique manifestement désagréable c’est manquer de respect à cette langue qu’on prétend défendre.Plus graves encore sont les défauts liés à la qualité de la langue et à son orthographe. Sauf cas de mauvaise foi, aucun intervenant dans l’édition en tamazight ne doit continuer à ignorer les règles d’orthographe de cette langue. La médiocrité orthographique qui caractérise certaines publications nuit au prestige d’une langue déjà défavorisée et largement mal et peu pratiquée. Même si l’orthographe moderne de la langue amazighe permet, en général de lire facilement, elle exige comme dans toutes les langues, un apprentissage. Elle n’est pas une simple transcription de la prononciation. Des spécialistes y ont longuement travaillé et un processus de standardisation s’est mis progressivement en place depuis plus de trente ans. Il peut y avoir des nuances sur des détails, des évolutions, des tendances assez justifiées. Mais cela doit rester sérieux. Et de toute façon, il y a depuis dix ans un large consensus logique autour de l’essentiel des règles d’orthographe. Elles sont motivées par des considérations liées à la grammaire et à la linguistique amazighe. Ecrire en tamazight ne consiste donc pas à transcrire les syllabes de l’oralité dans un ordre sonore. Avant d’évoquer l’essentiel des lacunes notons qu’il y a deux types d’auteurs kabyles : les universitaires spécialisés dans des études berbères et les autres. Sans que ce soit systématique les premiers ont généralement une très bonne orthographe. Plus le domaine de spécialisation est proche de la linguistique plus l’orthographe est bonne. Mais il arrive, et c’est malheureux, que la notoriété d’un professionnel de rang magistral spécialisé dans un domaine berbère ne l’empêche pas de livrer aux lecteurs des textes berbères parsemés d’erreurs qui feraient rougir un collégien. Il y a les autres. En dehors de quelques romans, de recueils de nouvelles, des recueils de poèmes personnels, l’essentiel des publications concernent les thèmes liés à la littérature orale : contes, proverbes, et quelques initiatives d’ouvrages didactiques sans compter les Amawal… Beaucoup d’ouvrages sont réalisés avec une orthographe bien soignée. On peut citer  » Arrac n tefsut de Youcef Oubellil,  » Tchékov s teqbaylit  » de Mohand Ait Ighil, ou encore  » Tikli d tullizin nniden » de Mourad Zimou. Certains jeunes auteurs prennent conscience qu’avant de publier un livre en tamazight, à défaut de maîtriser l’orthographe, il faut s’adresser à une personne qu’on suppose la maîtriser.Mais le mieux est de se dire : avant de penser à publier, il faut avoir une excellente orthographe. Et par excellente orthographe, on entend d’abord une très bonne connaissance de la notation standard de base et une parfaite cohérence pour des détails secondaires.Mais il y a aussi des publications dans lesquelles les fautes d’orthographes sont assez nombreuses pour être prises pour des erreurs de frappe. C’est le cas par exemple pour certains ouvrages publiés par le HCA. Et là, pour une institution officielle chargée de la promotion de tamazight, l’urgence est à signaler car le statut de l’institution à lui seul engage la crédibilité de la langue. D’autres auteurs utilisent une transcription complètement dépassée. La seconde lacune, concerne pour certains livres : la qualité de la langue. Même avec une très bonne orthographe, certaines publications seraient médiocres.Lorsqu’on ne parle qu’un kabyle médiocre on ne peut publier qu’un livre médiocre. Et la médiocrité ici n’est pas que lexicale. On peut rédiger un texte d’une grande beauté littéraire avec un kabyle très accessible. Et en contrepartie, on peut produire un gros livre atrocement indigeste avec une tonne de néologismes mal placés et de tournures bêtement calquées. Résultat : un langage artificiel, ennuyeux et repoussant. C’est dire que la beauté de la langue compte beaucoup dans la publication. On lit pour s’instruire ou se détendre et pas pour souffrir. Notons au passage qu’en général les recueils de poèmes sont encore moins prisés que les autres genres littéraires. Il y a ensuite en troisième lieu la thématique. Pour qu’un livre réussisse, il doit nécessairement répondre à la demande d’un certain public même limité. Si l’auteur peut publier ce qu’il veut, il ne doit pas oublier que le lecteur lit ce qu’il veut. Pour que l’édition soit un vecteur de promotion de tamazight, il faut nécessairement écrire utile. Notre langue ne doit plus compter sur un prétendu sentiment identitaire des Kabyles. Les énergies sincèrement dévouées pour la promotion de cette langue doivent voir au-delà des mirages, des brouillards et des écrans pour atteindre cette certitude que l’avenir de cette langue est soumis aux lois de l’offre et de la demande. Pour espérer une renaissance de la langue Tamazighe, il faut raisonner utile pour investir utile. En dépit des nombreuses lacunes qu’on peut relever dans le domaine de l’édition amazighe, le potentiel porteur du flambeau linguistique de l’édition en tamazight peut relever le défi. Il n’est essentiellement question que de travail, de sérieux, de patience et de bonne foi.

H. O,Auteur en tamazight

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