Béjaïa, ville côtière, offre l’exaspérante et non moins curieuse particularité de tourner le dos à la mer. Abri estimé par les écumeurs des mers de l’antiquité, grecs, égyptiens, phéniciens ou vikings, pour sa rade qui se moque des accès de fureur d’Eole et de celle, terrible, de Poseïdon, le Dieu au trident, sa réputation de lieu de relâche et de réparation des avaries ne s’est jamais démentie à travers le gouffre du temps. Source de toutes les richesses, la mer fournissait notamment aux populations le poisson, cette source de protéines sans pareille. Cette richesse, il y a encore une poignée d’années, contribuait de manière substantielle à équilibrer et enrichir l’ordinaire des Béjaouis. L’embellie aujourd’hui est bel et bien terminée et le temps des gargantuesques sardines, au bord de mer, définitivement remisé dans le premier des souvenirs. Peut-il en être autrement quand la “vile” sardine, douteuse, rougeâtre à la texture pâteuse, de provenance indéterminée et de qualité discutable est cédée à un prix blasphématoire, que l’on a honte de dévoiler : 120 DA ! Comment en est-on arrivé là ? Qui tire les ficelles de ce marché autrefois tout juste capable de nourrir son bonhomme et qui est devenu hyper lucratif ? Autant de questions que nous nous sommes posés et que nous avons soumis aux gens de mer, les vrais.Le port de pêche s’éveille laborieusement, presque à regrets. Pas grand monde sur les quais et sur les rafiots décolorés, rouillés, d’un autre âge, évoquant un cimetière pour bateaux. Juste une poignée de vieux loups de mer, assis à même le sol, la cigarette vissée au coin de la bouche (pas la pipe et tant pis pour l’image d’Epinal), les regrets et la nostalgie en bandoulière, remaillant les filets et sirotant un café douteux que le cafetier du coin leur a versé dans un mépris qui se veut moderniste, dans un jetable. Un gobelet jetable qui achève de dissiper ce qui reste d’arôme à un breuvage infect. Sur les navires, quelques moussaillons lavent à grande eau les ponts. Et puis, ce silence qui vous prend aux tripes, angoissant, pesant, intolérable… Rien que le clapotis des vaguelettes glauques qui ont vu en quelques années leur belle teinte indigo virer à une couleur indéfinissable que le plus grand génie-peintre ne peut reproduire sur sa toile. Improbable, indéfinissable, irréelle ce ton… Les eaux viennent donc s’échouer en émettant un bruit léger, enveloppant, à peine audible et sans cesse renouvelé contre l’unique musoir rongé par le temps, le sel et le varech. Une odeur, cocktail de plusieurs autres, plane sur les lieux. Gaz oil, poissons pourris, excréments, relents d’urine se mélangent s’entrecroisent et se confondent pour accoucher d’une fantasia d’odeurs pénétrantes, collantes, que nulle bise marine ne peut dissiper.Les bateaux, petits métiers et chalutiers quittent pour certains, les quais à vitesse réduite pour une journée en mer et des résultats incertains. Le temps des pêches miraculeuses, relève plus des délires éthyliques des retraités et des adeptes des serpents de mer que d’une quelconque réalité. “La manne, subrepticement s’est fait la malle et les fonds marins, quoiqu’accidentés et si riches autrefois, sont devenus pauvres”, affirment péremptoires et l’air grave ceux qui savent, les gens de mer !
Le port de pêche, obsolète et dépasséLe port de pêche de Béjaïa a peu évolué depuis l’indépendance. Il a fallu attendre 2005 pour voir la réalisation de 3 appontements perpendiculaires au quai.La flottille se compose de 189 unités (chiffres de 2004), 21 chalutiers, 25 sardiniers, 152 petits métiers et un corailleur contre 106 unités en 2002. La population maritime s’élève à 927 entre patrons, mécanos, et mousses contre 836 en 2002. La profession est régie par une chambre de pêche et de l’aquaculture depuis le premier mars 2003 et les pêcheurs sont regroupés en association. Si la flottille s’est enrichie de plusieurs unités, augmentant par ricochet la population maritime, les prises stagnent quand elles ne reculent pas. En 2004, 2 915 tonnes ont été ramenées à quai, toutes espèces confondues, le poisson blanc accuse une chute spectaculaire passant de 318 t en 2002 a à peine 252 t en 2004. Pour le thon et la bonite, grand pélagique, la baisse est encore plus marquée : 8 t contre 39 en 2002. Quant à la crevette, les chiffres sont tout autant ridicules : 27 t contre 37 en 2002. Ces prises relèvent du bricolage et non d’une activité moderne, menée par des professionnels.Le secteur, longtemps délaissé, a bénéficié ces dernières années d’une attention particulière et nombre de projets ont été menés à bien. Parmi les plus importants, le projet FIDA avec 18 unités de pêche attribuées, la convention entre le ministère de la Solidarité nationale et le ministère de la Pêche, portant sur 76 embarcations qui ont été distribuées.Le marché du poisson à Béjaïa est régi par des lois non écrites, des accords verbaux, susurrés à l’oreille… Les prix, la qualité journalière à écouler, la portion congrue pour maintenir à la hausse un prix constant, sont fixés par les mandataires et leurs réseaux. Un réseau de poissonneries qui, curieusement, sont tenues par des barbus à l’estampe noire bien en évidence sur le front. Eux seuls foulent du pied les intérêts du consommateur au nom du sacro saint principe attribué à je ne sais quel “Abou…” et qui rend tout commerce licite. Soit, mais pas au prix d’une véritable saignée opérée sur la bourse de leur, pourtant, coreligionnaires ! Les casiers de sardines mis sur les étals parcimonieusement s’arrachent curieusement en un temps record. Ce négoce est certainement l’un des plus florissant de la place, car il permet de ramasser le maximum en un minimum de temps. Et c’est aussi le seul qui, d’un bout à l’autre de la chaîne, engraisse celui qui assure son écoulement : du patron du chalutier, oui vous avez bien entendu, le chalutier car à Béjaïa, ces bateaux conçus pour traquer le poisson blanc font la sardine, au gargotier qui, tenez-vous bien, offre le plat de 10 sardines, pas une de plus, à 100 DA. Difficile à avaler ! Une sardine, une seule, frite dans une huile douteuse, est cédée à 10 DA ! Qui l’eut cru ?Quant au poisson dit noble, il ne fait que des réapparitions discrètes, sporadiques sauf pour les espèces en principe prohibées. Petits rougets et merlans, sardines alevin… au vu et au su de tous. “Les pouvoirs publics, usines à ukazes, ne font rien pour que ceux-ci soient respectés”, s’insurge Ali, un petit patron de pêche qui se fait un point d’honneur de ne jamais ramener dans ses filets ces petites espèces. Mais, il est bien seul ! Cette variété en pleine croissance est fort prisée des Ouleds le bled, ringards et gourmets à la manque. Béjaïa aura tout vu et tout mangé. Même la sardine arrosée à l’amoniac, pas à l’armagnac, s’est vendue ! Que ne feraient-ils pas ces suppots de Mammon pour se faire du dinar, étaler un luxe ostentatoire et se payer un harem ? Les faible prises en poisson noble, certaines personnes les attribuent à quelques pratiques condamnables qui font que le poisson local, pêché dans nos eaux, par nos mains, atterrissent dans les assiettes italiennes ou espagnoles. Ou si vous préférez, le rouget algérien, l’un des mieux coté autour de la Méditerranée, est vendu en haute mer en euros ! Le trabendo, décidément, n’a aucune limite et ne s’embarrasse guère de scrupules ou de nationalisme, tant il est vrai que l’argent n’a pas d’odeur !Quant à la crevette, impossible de faire l’impasse sur un fait avéré et qui de ce fait, a quitté le domaine croustillant de la rumeur. La crevette béjaouie, véritable régal de gourmets, est exploitée en Espagne, via des circuits compliqués, sinueux, brumeux, à un point tel que le commun des citoyens se demande s’il n’y a pas entourloupe quelque part. Achetée en grande quantité, en fait la totalité de ce qui est débarqué au port, moins quelques casiers tout juste suffisants pour sustenter et faire saliver les “m’as-tu vu”, elle est conditionnée à quelques encablures de Béjaïa, à Ireza, puis expédiée sur la capitale de l’ouest du pays pour franchir le bras de mer qui la sépare des côtes ibériques. Servie en même temps que les fameux “tapas” ou garnissant outrageusement les paëllas, elle fait le régal des palais espagnols, délicats et fins car rompus depuis des lustres aux délices andalous. Quant à nous, qui avons perdu jusqu’à sa saveur, on se contente du congelé, en rêvant à cette chair rosâtre, délicatement parfumée, fondante dans la bouche… L’image terrible à retenir, c’est celle de ce brave père de famille, les épaules basses, le dos rond, la démarche chancelante, le couffin au 3/4 vide et un sachet à la main. Un minable sachet d’où s’échappe une puanteur difficilement supportable. En fait, les relents d’une livre de sardines rouges, presque en état de putréfaction. “C’est pour améliorer l’ordinaire”, dira-t-il. Comme honteux d’être tombé aussi bas, car le prix de la gourmandise, toujours le même est fixé aujourd’hui à 150 DA. Mais ce qu’il a déboursé, il ne le dira qu’à sa femme !
Mustapha Ramdani