Les raisons d’une flambée

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Par Saïd Seddik Khodja

La flambée des prix de la pomme de terre, jamais enregistrée dans notre pays, repose la question du rôle de l’Etat dans la régulation du marché. Il aura fallu que cet aliment de base atteigne des cimes intolérables pour que l’opinion en général sorte de sa réserve et accuse ouvertement les agriculteurs d’organiser la pénurie, à travers la spéculation et, par voie de conséquences, la flambée des prix. Pour comprendre les raisons “réelles” de cette hausse vertigineuse des prix, nous nous sommes arrêtés à Aïn Defla, “bourse” de la pomme de terre par excellence, où plus de 42% de la production nationale est cultivée. “Au pays de la pomme de terre” comme les agriculteurs aiment à l’appeler, les champs de pommes de terre connaissent une activité intense. Les travailleurs saisonniers s’affairent à irriguer les terres et à défricher les plantes et les mauvaises herbes. Sur les immenses terres verdoyantes, les premières fleurettes commencent à faire leurs apparitions. Signe que la pomme de terre va bientôt être arraché “D’ici trente à cinquante jours” nous lancent les fellahs. Les producteurs de pomme de terre d’El Ahadia, d’El Amra de Djelida ou de Aïn Bouyahgia sont unanimes concernant les raisons de cette flambée des prix qu’ils estiment logique. Pour eux, cette situation est le fait que la production est inférieure à celle de l’an dernier. “C’est la règle de l’offre et de la demande”.La plupart des cultivateurs que nous avons rencontrés rappellent que l’année dernière a été catastrophique pour eux, même si le consommateur s’en est tiré à bon compte, notamment au mois de Ramadhan. La production était tellement importante que les fellahs ont dû la céder à moins de six dinars le kilo. Ceux qui avaient recours aux structures de stockage à Mostaganem, où à Boufarik, dans l’espoir de voir les prix se redresser ont vite déchanté. En plus des frais mirobolants de stockage beaucoup ont jeté leur production avariée, la brader ou simplement l’abandonner sur les lieux du stockage. Tous ces agriculteurs avouent avoir perdu énormément d’argent l’année écoulée, à l’instar de ce fellah qui cultive 50 hectares de pommes de terre, et qui a perdu, nous dira-t-il, “plus de huit cents millions de centimes”, cet autre qui a perdu deux milliards et cet autre encore qui a été obligé de vendre toute sa flotte (trois camions) et qui croule toujours sous les dettes.Les fellahs affirment à l’unanimité que le coût de revient de la pomme de terre est de 15 dinars, alors que son prix sur pied n’a jamais dépassé les neuf dinars, l’an dernier. l’Etat, disent-ils ne fait rien pour les compenser. Ils nous citent l’exemple de la salade qui a été cultivée en abondance cette année et qui est cédée sur pied à quatre dinars. “Cette année, il y aura moins de salade sur le marché et donc, son prix sera plus élevée”, avertissent-ils d’emblées. Les agriculteurs échaudés par les prémices d’une saison qui s’annonce catastrophique ont préféré réduire de 40% les surfaces réservées à la pomme de terre, alors que les petits producteurs ont, tout bonnement abandonné la partie, car sur endettés jusqu’au cou. Du coup, la production a sensiblement baissé. A l’échelle nationale douze millions de quintaux ont été récoltés en 2004, contre dix millions en 2005. La consommation de pommes de terre par habitant est située autour de 52 kilos par an, ce qui nécessite un peu plus de quinze millions de quintaux par an, pour satisfaire tant bien que mal les besoins. Il y a lieu de signaler les aléas qui peuvent à chaque instant hypothéquer la production, le problème des maladies qui affecte une bonne partie des récoltes à cause des semences importées déjà atteintes. Après le “Mildiou” en 2003, c’est la “gèle argentée” qui a fait des siennes en 2004, poussant de nombreux fellahs à changer de créneau, en attendant que la situation s’arrange.

Où est le rôle de l’Etat ?Le ministère de l’Agriculture, dans le cadre du Fonds national de régulation et de développement de l’agriculture (FNDRA), a octroyé 24 chambres froides d’une valeur de près de dix millions de dinars chacune aux producteurs de la pomme de terre, à Aïn Defla. A cela s’ajoutent les prêts bancaires à taux tarifés pour les éventuelles extensions. La daïra d’El Abadia à elle seule a bénéficié de cinq chambres froides d’une capacité de stockage avoisinant les 30 000 quintaux. Avec les extensions effectuées, ces chambres auront une capacité supplémentaire de près de 22 000 quintaux. Le ministère a également soutenu la généralisation du système d’irrigation “goutte à goutte” dans le cadre du FNRDA. Ce système d’irrigation a permis non seulement de réduire le coût de revient,mais aussi d’augmenter le rendement par hectare, selon les statistiques, de 300 à 600 quintaux (l’hectare). Cependant, cette contribution notable de l’Etat est jugée insuffisante par les fellahs et par leurs représentants (UNPA) et Chambre de l’agriculture. L’opération FNRDA qui a débuté, pour rappel en 2001, a soulevé un mécontentement général de la part des agriculteurs et de leurs représentants dans la région. Ces derniers ont très mal apprécié l’une des sorties du ministre de l’Agriculture, qui avait affirmé que l’Etat a financé les chambres froides et que les fellahs intriguent pour la “spéculation”. Une affirmation démentie par un responsable de la direction des services agricoles (DSA) de la wilaya pour qui ces frigos sont utilisés à bon escient. Poursuivant notre investigation sur la hausse du prix des aliments de base à l’heure actuelle, un agent de l’UNPA que nous avons contacté par téléphone, répondra à côté de notre questions : “Nous avons à maintes reprises attiré l’attention du ministère et même du gouvernement pour qu’il rachète le surplus de production. Nous avons affirmé aussi publiquement au moment où la pomme de terre se négociait à 6 DA que si les autorités n’interviennent pas, le prix de la pomme de terre pour cette année seraient de 50 DA. Le temps a fini par nous donner raison”. Pour ce représentant, il est temps de revenir à la formule utilisée anciennement, qui a vu les structures de l’Etat racheter la production des agriculteurs à un prix qui tient compte du coût de revient et de la marge bénéficiaire. “C’est aberrant, l’Etat ne veut pas s’occuper de la pomme de terre. Il le fait uniquement pour les céréales qui sont un produit stratégique”, se désole ce représentant. Les fellahs, eux, ne comprennent pas pourquoi le gouvernement subventionne la production céréalière et non celle de la pomme.

Des remèdes existantDevant la flambés des prix de la pomme de terre et pour pallier les pénuries, par le passé l’Etat procédait à l’importation de cette denrée. Mais avec la hausse de la production nationale, notamment depuis que d’autres régions du pays se sont mises à cultiver ce légume, le problème de disponibilité ne se posait plus. Il ne restait que la problème de stockage. L’Etat avait interdit la méthode traditionnelles d’entreposage sur les lits des oueds et a encouragé l’utilisation du froid. Or les coûts de ce dernier restent élevés. Les producteurs qui en disposent sont contraints pour rentrer dans leurs frais de stocker les semences, les pommes, les poires et les pommes de terre. D’autre sont obligés de se déplacer à Mostaganem où à Boufarik pour stocker leur production. D’ici un mois, la pomme de terre sera ramassée et le marché national sera de nouveau inondé. Il faut savoir que les fellahs font deux récoltes de pomme de terre. La première au mai/juin et la seconde en novembre. Et c’est généralement, aussi paradoxal que cela puisse paraître, durant le mois de septembre et octobre que le problème se pose. La récolte de juin s’annonce prometteuse, en raison de l’augmentation sensible de la superficie cultivée (13 à 15 000 hectares). Les fellahs se veulent rassurants. Dans moins d’un mois, les prix vont sensiblement baisser. Mais les fellahs avertissent : “La fin de l’année, vers novembre, la récolte sera catastrophique”. En effet, les quantités de semences importées ne cessent de diminuer. Elles étaient de l’ordre de 200 000 tonnes en 2005 et de 40 000 tonnes cette année pour la compagne prochaine, les échos ne sont pas rassurants. Les fournisseurs européens de semences très au fait des besoins du marché algérien sont en train de faire monter les enchères en prétendant ne pas disposer de quantités suffisantes pour répondre au besoin du marché algérien. Une manière de fourguer n’importe quoi et à n’importe quel prix aux producteurs algériens. Cela ne manquera pas bien évidemment de se répercuter sur la production nationale, qui risque de voir les superficies réservées à la pomme de terre réduites et inexorablement le prix de vente repartir à la hausse.Pourtant, il y a un peu plus d’une décennie, la production des semences étaient totalement assurée en Algérie. Cela dit, rien ne peut stopper la spéculation, sauf l’abondance. Les fellahs refusent qu’ils soient montrés du doigt “Nous ne pouvons être producteurs et revendeurs à la fois” et rappellent que durant la récolte de novembre de l’année écoulée, entre 500 et 600 camions repartaient de leurs champs surchargés de pommes de terre. Il est vrai que de gros bonnets, spéculateurs au fait de la situation du marché agricole ont acquéri de grosses quantités à 13 dinars le kilo qu’ils ont stockées à Boufarik, pour être plus près du marché de gros de Bougara. Mais il est vrai aussi que d’autres spéculateurs ont tenté la même opération avant le mois de Ramadhan de l’année passée, mais se sont retrouvés ruinés parce qu’il y avait abondance de production, d’où les prix ont chuté jusqu’à 18 dinars le kilo sur le marché de détail. L’Etat, certes ne peut pas agir sur les prix qui sont libres. Il peut toutefois jouer un rôle de régulateur du marché pour que le consommateur ne soit pas toujours le dindon de la farce. Le calvaire des citoyens devra prendre fin d’ici peu. Mais ce ne sera que partie remise. Puisqu’une autre hausse est annoncée d’ores et déjà avant la baisse de la première pour cet été à cause du flux des émigrés et des fêtes de toutes natures. En attendant, le département de Saïd Barkat, prendra-t-il les mesures qui s’imposent pour éviter aux consommateurs d’autres flambées. “Attendons pour voir”.

S. K. S.

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