Nous sommes à la limite occidentale de la commune, limitrophe avec la wilaya de Médéa. La bourgade de Ben S’haba semble languir au pied du mont Bougaouden au vu du silence dans lequel elle est plongée au milieu de la journée. De rares véhicules passent en trombe dans la direction de Djouab, l’ex-Rapidi la Romaine, appelée Masqueray au temps de la colonisation française.Sur le chemin de wilaya n°20, des parcelles de céréales montrent leurs premiers épillets de la saison. Une nappe de verdure vient recouvrir le sol un mois après les dernières intempéries qu’a connues la région. La faible épaisseur de la végétation laisse voir les traces du passage du cultivateur “Cover crop”. Les labours ne se font pas toujours à la charrue tractée ; des lopins perchés sur quelques collines ou collées aux piémonts continuent à être travaillés à l’araire au moyen d’ânes ou de chevaux. Ici, l’espèce asine garde toute son importance et les “égards” qui lui sont dus.Rattachée à la commune de Dechmia depuis la création de celle-ci en 1984, l’agglomération de Ben S’haba assume difficilement cette relation. Les personnes interrogées avouent que leur village reste l’éternel oublié des collectivités locales et cela même du temps où il dépendait de la commune-mère, Sour El Ghozlane.Le village est à moins de dix kilomètres du chef-lieu communal. Il est située à 1000 m d’altitude, sur un col portant le même nom que l’agglomération. Cette dernière est formée de plus d’une centaine de foyers répartis sur les côtés gauche et droit de la route départementale.Cette route, le CW.20, est une ancienne voie romaine, tracée par le génie militaire de l’époque des légionnaires pour échapper à la résistance berbère organisée dans la vallée de la Haute Soummam et qui rendait périlleux l’usage de l’actuelle RN5 (Alger-Constantine). L’alternative fut une voie de montage traversent dans toute leur longueur les deux massifs du Titteri et des Bibans jusqu’à Mansourah, dans la wilaya de Bordj Bou Arréridj.Sur la plate-forme du village constituant le prolongement du col sur le bas-côté nord de la route, un vieux café maure ouvre sa porte en bois vermoulu pour donner accès à un hall semi-obscur parsemé de vieilles tables et de chaises balancales. l’école, la mosquée et le café forment trois “édifices publics” qui servent d’ “agora” du village.Toutes le occasions sont les bienvenues pour créer des rassemblements dans l’un ou l’autre de ces édicules. Mais, pour la jeunesse de Ben S’haba, il semble que le café soit le lieu privilégié pour les rencontres et les discussions. “Pour les vieux, cela rappelle l’ancienne djemaâ des années cinquante où tout se discutait en assemblée au sein d’une société pauvre, humiliée, mais solidaire. Cette forme d’organisation avait joué un grand rôle pendant les préparatifs de la Guerre de Libération nationale. Pour les jeunes, c’est un apprentissage sur le tas qui leur permet de se sentir responsables et d’essayer de trouver des solutions à leurs problèmes”. Ces propos de Si Abdelkader, un septuagénaire qui tient encore bon, semblent être bien reçus par l’assistance qui était toute ouie pour le “harangueur” du jour.
La mémoire au présent
C’est Ahmed qui prend la parole par la suite, et il s’avérera difficile de l’arrêter pour lui expliquer ou lui suggérer quelque chose. Fulminant contre les “autorités”, il met en exergue la résistance citoyenne contre les terroristes qui, dit-lui, étaient terrorisés à la seule évocation du nom de Ben S’haba. “Nous avions la bonne idée de nous armer en GLD dès les premiers temps de la subversion intégriste. Notre région est d’abord connue pour son engagement durant la guerre de libération. La caserne française implantée ici n’a pas pu tenir longtemps devant les coups de boutoir de nos combattants. Peut-être vous l’ignorez, mais je vous apprends que le colonel Ahmed Benchérif était posté dans ce casernement en tant que sous-officier de l’armée française. Et c’est d’ici qu’il a déserté avec armes et bagages pour rejoindre la Révolution. Il garde de notre région un souvenir indélébile. C’est lui d’ailleurs qui a baptisé, lorsqu’il est passé ministre de l’Hydraulique, le barrage de l’Oued Lakhal, situé à quelques kilomètres au nord de la commune de Dechmia, du nom “Barrage El Maâraka” en signe de reconnaissance à cette terre”.La volubilité d’Ahmed n’a pu être tempérée que par l’intervention du vieux Si Mohamed pour qui la priorité est de parler des problèmes actuels vécus par la communauté.Le café commençait à se remplir et le débat est transféré à l’extérieur, sur l’esplanade contiguë à la route départementale. On apprit à l’occasion que les foyers de Ben S’haba continuent à s’approvisionner en eau potable à partir de sources éloignées par le moyen de transport le plus accessible, à savoir l’âne.Des sources existent en grand nombre dans ces hautes collines du Titteri qui se couvrent de neige de la même façon que les piémonts du Djurdjura. Ahmed a tenu à évoquer le travail réalisé par l’ancien exécutif communal sur la source de Guelt Rrouss. “C’est un véritable sabotage. Une source géante, à débit extraordinaire, a été dilapidée par un entrepreneur. Mal captée, anarchiquement aménagée, elle est réduite à un filet d’eau”. Il nous a aussi indiqué une source plus importante “laissée, Dieu merci, à l’état sauvage !”. Nous avions tenu à la visiter. Il s’agit de la source de Sidi Brada située sur la rive droite d’un cours d’eau du même nom.
L’exode, ultime solution ?
A l’entrée d’une piste rocailleuse surmontée d’escarpements hauts de quelque soixante mètres, une ambiance d’ombre et d’humidité enveloppe les lieux. Un couvert végétal au feuillage luisant, constitué de maquis et de taillis de chêne vert, ajoute une note bucolique à ce décor d’eau, de galets et de troupeaux de chèvres.Après mille cinq cent mètres de marche, nous entendons sur notre droite des gargouillements dont il est difficile de situer la provenance. Notre guide nous conduisit jusqu’au lieu du jaillissement de la source de Sidi Brada. Sur une dalle rocheuse pentue et à fleur du sol, jaillit avec une étonnante pression une eau cristalline sortie des entrailles de la terre par la voie de crevasses naturelles. On dirait que le liquide est actionné par des asperseurs. Toute la masse rocheuse résonne d’un bruit intérieur et d’éclats extérieurs qui transmettent au visiteur un sentiment de beauté mystérieuse. Les enfants de Ben S’haba, montés sur leurs baudets, viennent s’approvisionner ici en eau potable.L’éventualité d’un aménagement de cette source est évoquée avec les habitants. Mais, disent-ils, la somme réservée par les projets traditionnels à l’aménagement des sources, soit 50 mille DA, ne pourra pas suffire pour valoriser un tel potentiel. En effet, Sidi Brada, une fois construite, pourra alimenter plusieurs hameaux bien au-delà de Ben S’haba. Pour l’instant, on n’en est pas là ; la population continue à vivre le calvaire de l’approvisionnement en eau. Pour sauver certaines jeunes plantations fruitières, certains n’ont pas hésité à acheter l’eau par citernes auprès de vendeurs occasionnels. C’est le prix à payer pour assurer la pérennité de l’investissement.Exclusivement agricole, la région n’a pas bénéficié de l’attention soutenue des pouvoir publics. Le chômage de la jeunesse grime jusqu’à 80% de la population active. Aucune infrastructure culturelle ou de loisir n’est réservée à cette frange qui se sent de plus en plus à l’étroit, voire complètement marginalisée.Les horizons semblent fermés y compris pour les diplômés qui ont fait les universités de Tizi Ouzou et de Boumerdès. “Même le dispositif du pré-emploi est géré d’une façon cilentéliste comme tout le reste des créneaux de l’administration”, s’indignera un jeune universitaire debout dans l’abribus en face du café. “Je n’ai même pas pu me procurer les charges de transport pour aller chercher du travail ailleurs”, ajoutera-t-il.Beaucoup d’enfants de la région ont déjà quitter les lieux à la recherche d’une vie plus “clémente” dans les villes ; Bouira, Aïn Bessem, Sour El Ghozlane, Alger, sont, entre autres, les villes où se rendent les jeunes de Dechmia abandonnant généralement terre et cheptel. Comme le reconnaîtra avec amertume, Moussa, l’un de ces infortunés de l’errance qui a bourlingué dans les banlieues d’Alger et d’Oran, “on a beau chercher une terre de salut, les horizons sont souvent fermés pour ceux qui n’ont aucune formation. Mieux vaut revenir dans ce cas sur ses terres et essayer de gagner sa croûte ne serait-ce qu’avec une vingtaine de brebis et un lopin d’orge à cultiver”.L’un des problèmes les plus cruciaux demeure le foncier agricole avec ses mille et une difficultés de titre de propriété, indivision, …Or, dans la plupart des cas où les paysans veulent postuler à un soutien de l’Etat pour réaliser un forage, construire des hangars ou entreprendre toute autre investissement, il leur est exigé les documents attestant de leur propriété, ce qui relève parfois d’un défi insurmontable. Il n’y a que les projets de proximité qui présentent une procédure plus souple en la matière.
Les espoirs de Ouled Yekhlef
Tout le monde, ici, se rappelle la visite du ministre délégué au Développement rural il y a un plus d’une année dans une autre petite contrée de la commune enclavée dans la forêt de chêne vert. C’était le hameau de Ouled Yekhlef où les autorités ont mis en œuvre un projet de proxomité de développement rural (PPDR). On brandit toujours le geste du ministre, qui a donné des orientations sur place pour que les autorités locales accompagnent les populations dans les efforts de développement.En tout cas, le projet était ambitieux et, dans la majorité de ses volets, il a donné des résultats encourageants. Sur près de soixante-dix foyers à l’origine, le hameau compte actuellement vingt-deux ménages. Ces derniers ont pu bénéficier des actions du projet, à savoir des modules avicoles, de l’arboriculture fruitière, le défoncement des parcelles agricoles, le captage de neuf sources et le gabionnage de certains talwegs pour lutter contre l’érosion et les inondations des terres agricoles. Restent d’autres actions inscrites telles que les habitations rurales et la distribution des équipements pour le travail des femmes au foyer (artisanat), ce qui donnera au projet un aspect d’intégration susceptible d’améliorer le niveau de vie des habitants et d’inciter les autres ménages déplacés à retourner sur les terres de Ouled Yekhlef.Ayant bénéficié de quelques hectares de plantation fruitière, Mohamed, un quinquagénaire habitant la ville de Sour El Ghozlane, nous raconte tous les efforts qu’il a accomplis pendant l’été pour la sauver de la sécheresse. “J’ai acheté des citernes d’eau que j’ai acheminées jusqu’à la hutte que vous voyez là-haut. j’ai arrosé même avec un simple arrosoir en plastique les petits plants que vous voyez aujourd’hui “souriants”. Sans cela, vous ne trouveriez en ce moment aucune trace d’arbre. C’est vrai que le dernier verglas a meurtri le feuillage de quelques plants, mais j’ai grand espoir qu’ils retrouveront sous peu vie et vivacité. Je suis un passionné de l’agriculture. Malheureusement, le terrorisme nous a cassés. Regardez le hangar que j’ai construit avant les “évènements” ; j’y ai laissé toute ma fortune : poteaux, parpaings parquet, armature de charpente, tout. J’avais tout abandonné lorsque la région était tombée entre les mains des criminels. Vous voyez ce puits ? Regardez comment ils l’ont obturé complètement avec des pierres. Maintenant, si l’Etat m’accorde une petite aide, je suis capable de faire des miracles sur ces terres”, ajoute Mohamed avec des yeux pétillants de volonté mais aussi d’espoir.L’ancienne et unique piste qui desservait la bourgade à partir de la RN 8 vient d’être goudronnée. Les véhicules arrivent jusqu’au milieu du pâté de maisons. Des habitants soulèvent le problèment de l’inexistence de centre de santé. Pour une simple consultation, il faut se rendre à Sour El Ghozlane, chef-lieu de daïra, qui se trouve plus accessible que le chef-lieu de commune, car la bourgade de Ouled Yekhlef est séparée de ce dernier par des pitons de montagne jusque-là infranchissables.
Amar Naït Messaoud