Mezeguen et les “bienfaits de la colonisation”

Partager

Il ne peuvent rien oublier tant les traces sont encore inscrites dans les mémoires, dans les corps et dans les âmes par une encre indélébile. Les montagnes sont là pour le rappeler aux mémoires oublieuses. Les vestiges rappellent ce que les populations ont vécu d’horreur et de crimes.Mezeguen est un petit village niché sur le flanc de la montagne de la région d’Illoula, à quelques kilomètres d’Azazga. Qui aurait dit que ce petit village aux maisons éparpillées selon le relief abrupt, dans un paysage de rêve, faisant face au Djurdjura au sud, à la vallée du Sébaou à l’ouest et à celle de la Soummam à l’est, seul le nord demeurant infranchissable, le mont Tizivert s’imposant au regard, vivrait les horreurs de l’invasion et de l’arbitraire ?Tizivert est tout simplement un volcan éteint dont le cratère est accessible aux intrépides et aux téméraires. Il est aussi le témoin silencieux de scènes de violence, d’actes de guerre inimaginables, d’actes de bravoure et d’héroïsme qui font la fierté des villageois. La mémoire populaire a gardé des souvenirs de la “légende révolutionnaire”, avec les scènes cauchemardesques que se plaisent à reprendre, avec une certaine pointe d’humour, ceux qui les ont vécues, dans leur chair et dans leur cœur et qui se complaisent à auréoler leurs souvenirs de faits d’armes et d’actes de bravoure et s’arrangeant pour que cette image d’un passé encore récent mais plus ou moins lointain fasse l’apologie de leur nationalisme, sans crainte d’être contredit, les témoins se faisant de moins en moins nombreux.C’est sur ce mont que, un certain mois de juin 1857, le samedi 27 précisément, la déferlante colonialiste a montré les vertus de l’humanisme occidentalisé dans une région considérée orientale et toujours à la traîne de l’évolution. Cela a duré trois longues journées. Trois journées inscrites en lettres de sang. Trois journées de barbarie et de souffrance. Et ce ne seront jamais les “trois glorieuses” de l’armée coloniale ! 112 tués et 230 blessés sont recensés, mais nul ne pourra dire qu’il s’agissait de soldats coloniaux ou de villageois ! Si l’on compulse les archives mises à la disposition du public, si on s’amuse à rassembler les chiffres des différents rapports des officiers responsables des unités, on obtiendra un chiffre largement supérieur et encore, il est peu sûr qu’il reflète la triste réalité du terrain car, si Mezeguen a payé un lourd tribut, les villages environnants n’ont nullement été épargnés, de Iliten à Aït Aziz, de Ath Ziki à Abourghas.Comment exprimer l’horreur et la souffrance d’une population face à une soldatesque assoiffée de sang, surgissant de partout et de nulle part, défonçant les portes des maisons, détruisant tout sur leur passage, les crosses prêtes à s’abattre sur les crânes chauves des vieillards, les mains agrippant les chevelures des femmes sans aucun ménagement et les pieds s’écrasant sur les fesses des enfants. Nul n’est épargné. Les murs des chaumières sombres ont enregistré non seulement l’horreur et les cris des victimes mais surtout les vociférations des agresseurs. Quelle comparaison peut-on faire, si ce n’est avec l’invasion des vandales ? Où sont donc les bienfaits de la civilisation portés par des bras armés qui ne font aucune discrimination entre les gens d’en face qu’on est “chargé de civiliser”, même malgré eux ? N’a-t-on point procédé à la destruction massive des “djemaâs” (symbole d’une société avancée et respectueuse des traditions), des fontaines publiques réalisées grâce à la collaboration de tous les villageois, des lieux de culte richement architecturés et de tout ce qui prouve — amplement — que cette société “barbare” vit selon la démocratie qu’on leur dénie, la hiérarchie qu’on leur refuse, la dignité qu’on bafoue… par l’invasion et l’agression. Une chose demeure : ce ne sont pas les morts déclarés et reconnus qui ont bénéficié des bienfaits humanitaires et civilisateurs de la colonisation et ce ne sont sûrement pas les survivants de cette tragédie qui déclareront leur reconnaissance pour l’invasion qu’ils ont subie. C’est là que —quelques cents ans après-le mercredi 3 juin 1957 exactement, la population a connu les bienfaits du colonialisme en ayant à faire face à des “barbares des temps modernes”, armés de fusils et de canons, soutenus par une armada aérienne dont le bruit assourdissant aurait effrayé plus d’un. Et c’est là que la population a vécu l’horreur. Les conquistadors de triste mémoire feraient pâle figure devant le comportement viscéral de soldats assoiffés de gloriole face à des villageois désarmés. Nul ne peut se vanter d’un haut fait d’arme quand on s’attaque à des civils sans soutien. Et les mêmes raisons ont produit les mêmes effets, les mêmes villages subissant le même sort. Seules les personnes concernées sont différentes, le temps ayant fait son œuvre entre deux dates si brillantes par leur similarité.Les gens se sont révoltés et se sont organisés pour la défense de leur personne, de leur famille,de leurs biens, de leur dignité et de leur honneur en dépit des moyens dérisoires face à l’armement de l’ennemi. Le courage a supplée à l’armement. La grotte “Ath Lahcène” a subi le pilonnage. Combien étaient-ils, ces moudjahidins réfugiés dans ce “Ghar” niché sur le flanc de la montagne et devenu inaccessible à l’ennemi qui redoutait la riposte ? Comment cela a-t-il pu arriver que cette grotte soit connue des militaires ? Est-ce à la suite d’une délation ? Les différents récits des rescapés orientent bien la réponse, mais les preuves manquent terriblement pour étayer l’accusation. Une chose est sûre : la grotte est cernée, les populations sont prises en otage et les sévices commencent à être subis, dans l’anonymat le plus complet, sous le regard bienveillant des officiers qui participent à la “curée”, dans le silence des chaumières et bénéficiant de l’anonymat de l’isolement.L’humanisme s’est envolé tristement en se voilant la face devant tant d’abjections ! La bestialité de l’homme a rejeté la couverture de la civilisation et s’est donnée à fond, sans contrainte et sans limites. Le camp de Boubhir verra bientôt sa “population carcérale” s’accroître et les tortionnaires auront du pain sur la planche, les prisonniers et prisonnières défilant à longueur de journée dans les cellules spéciales où chacun a intérêt à “avoir la langue plus fourchue” que celle du concitoyen. Combien ont survécu ? Nul ne le sait et nul ne pourra le savoir, les services tortionnaires ne s’intéressant aucunement à établir des statistiques. Les “corvées de bois” épargnent les calculs et évitent les rapports circonstanciés. Il suffit d’une “déclaration” et la personne concernée disparaîtra des statistiques et même des mémoires. Dans les archives de guerre, on parle d’une expédition en Kabylie, citant les villages et faisant un laconique constat des morts et des blessés, des chiffres qui ne peuvent ni être confirmés ni infirmés, les archives de guerre demeurent la relation des responsables militaires et ceux-ci étant assujettis à un devoir de réserve. Tout le monde sait qu’on a toujours occulté ses pertes et minimisé les victimes dans les rapports officiels. Seules les tombes et les mémoires retracent cette vérité, mais les tombes peuvent être collectivités (ou même secrètes) et les mémoires défaillantes. Sur les 780 prisonniers du camp de Boubhir, il n’y eut que 80 rescapés dont certains sont encore en vie. Leur témoignage est poignant. Leurs souvenirs sont encore vivaces et les âmes sensibles ne peuvent les écouter sans ressentir ce qu’ils ont ressenti en ce temps-là, malgré le temps passé, malgré les mémoires qui commencent à défaillir.Deux personnes se sont penchées sur ces archives et les ont rassemblées les unes après les autres. Deux personnes perdues dans cette immensité historique : Da Arezki Mesboua dit Arezki n’Mezeguen au nom de la guerre symbolique — “De Gaulle” (rien que ça !) — et Adjout Djaffar, professeur… d’histoire au CEM de Souama. Tous deux se sont échinés à réunir les archives à travers Internet, à les photocopier, à recueillir toutes sortes d’informations et de témoignages.Un travail colossal dont ils s’honorent. Leur objectif est clair : rapporter ce qu’ils ont appris. Leur but est simple : porter à la connaissance du public des faits occultés par l’histoire. Une stèle a été réalisée sur leur initiative et à leurs frais sur la place du village de Mezeguen. Elle se dresse majestueusement à Agouni n’Tizi et n’attend que son inauguration.

Sofiane Mecheri

Partager